Je partage avec grand plaisir cet entretien que j’ai eu avec Michaël Fœssel le 1er juillet 2020 dont la version courte a été publiée dans le Journal des Anthropologues (n°162-163).

 Résumé

Dans cet entretien, Michaël Fœssel part de son ouvrage Récidive, qui restituait sa lecture de la presse française de l’année 1938, pour interroger le devenir des sociétés démocratiques contemporaines et leur tentation à se dé-démocratiser. Il développe en particulier certaines logiques parallèles que l’on retrouve dans la France d’aujourd’hui et celle de 1938. L’écologie et le care sont également interrogés en tant que nouveaux horizons politiques. Enfin, il analyse le fonctionnement du pouvoir politique à l’œuvre dans le premier confinement de mars 2020 lié à la pandémie du COVID-19.

* * *

Quels sont les fondamentaux de ta réflexion philosophique ?

J’ai un parcours académique « classique » : classes prépas, ENS, agrégation et thèse. Initialement, mon travail s’est centré sur l’histoire de la philosophie, et particulièrement sur Kant, un auteur qui n’a a priori rien de subversif ou de « maudit ». Je l’ai privilégié parce que dès le départ j’avais un intérêt pour la question de la liberté, et la manière dont elle était pensée, dont elle se constituait petit à petit comme un principe central de la philosophie moderne. J’ai ainsi rencontré très vite la figure de Kant, qui est le philosophe ayant placé la liberté au centre de sa pensée, y compris métaphysique et non pas seulement politique. Et j’ai fait une thèse sur Kant et la question du monde[1], qui est aussi l’un des fils conducteurs de ma réflexion.

Parallèlement, j’ai rencontré très jeune Paul Ricœur dans le cadre de mon sujet de maîtrise qui lui était consacré, et cette rencontre a joué un rôle important dans ma formation. Elle m’a en effet permis d’avoir un pied dans le contemporain, dans l’œuvre de Ricœur, qui est en dialogue perpétuel avec d’autres philosophes, mais aussi les sciences sociales, comme dans ce débat célèbre qu’il organise avec Lévi-Strauss publié dans la revue Esprit en 1963, ce qui m’a en quelque sorte formé à ce genre de confrontations. Mais Paul Ricœur m’a également présenté à des gens de la revue Esprit et, avec eux, j’ai été formé à un type d’écriture à mi-chemin entre l’académique et le journalistique, celle qu’on appelait autrefois l’écriture d’un intellectuel, c’est-à-dire de quelqu’un qui, depuis son savoir, sa spécialité, prend parti dans le champ du contemporain, en particulier dans sa dimension politique ou culturelle.

J’étais donc, et je suis toujours, à cheval sur ces deux types d’approches de la philosophie. Une réflexion qui s’efforce d’avoir un ancrage dans l’histoire de la pensée, car je ne pense pas qu’on puisse faire de la philosophie à partir de rien. Et également un souci de mettre la pensée à l’épreuve de l’événement, y compris au-delà de ma collaboration avec Esprit, dans des essais, le premier que j’ai écrit portant sur l’intime[2]. Il s’agissait dans cet essai de poser la question de la définition de l’intime, de la manière dont on peut philosophiquement l’aborder, mais en le mettant directement en rapport avec la façon dont il est mis en scène et exploité politiquement aujourd’hui. Depuis ce moment-là, j’ai un peu abandonné l’histoire de la philosophie stricto sensu, et j’ai pris l’habitude de philosopher à partir de thèmes qui n’étaient pas forcément dans la tradition philosophique – excepté le concept de liberté –, tels que la consolation, l’intime, l’apocalypse, la fin du monde, de prendre des thématiques qui sont présentes dans le champ du débat public et d’essayer de montrer quelles sont leurs équivoques, leurs enjeux, leur historicité. Et finalement, dans l’un des aspects principaux de ma profession qu’est l’enseignement, l’un de mes buts est de rappeler aux étudiants, la dimension historique non seulement de notre situation, mais également des catégories avec lesquelles nous saisissons le présent.

J’ai commencé ainsi à m’intéresser à ce que la société se disait d’elle-même dans l’inconscience, l’ignorance de ce qu’elle disait quand elle emploie des termes comme « catastrophe », « effondrement », « résilience », « soin », etc. J’ai essayé de montrer les apories, les difficultés, avec de plus en plus, depuis une dizaine d’années, un souci au sens d’une inquiétude sur le devenir des démocraties contemporaines. Un souci également, et Récidive[3] en est l’expression, je ne dirais pas d’un engagement, parce que ce concept est trop chargé, mais plutôt d’un mode qui est celui de l’intervention au sens littéral du terme. C’est-à-dire non pas une position de surplomb du philosophe qui dit la vérité depuis un lieu neutre, mais depuis le milieu du monde ou le milieu de la société, en essayant de porter un regard sur ce qu’il s’y passe, une parole qui ait une certaine efficience dans le champ de ce qui est mon inquiétude principale – le devenir des démocraties –, pas seulement au sens institutionnel du terme, mais au sens des expériences sociales démocratiques, et de la manière dont liberté et égalité ont de plus en plus de mal à s’associer aujourd’hui.

Comment, dans Récidive, as-tu travaillé le matériau que constitue la presse française de 1938 ?

Ce livre prétend parler du présent, mais en faisant le détour par une année particulière, sans référence philosophique, même s’il y a des questions philosophiques sous-jacentes sur « qu’est-ce que c’est que les années 30 ? » ou « comment saisir une société qui se dé-démocratise progressivement ? ». Bien sûr ces problèmes étaient présents à mon esprit depuis longtemps, mais Récidive a été un pas de côté.

Cela dit, le point commun avec mes précédents ouvrages est que, jusqu’à présent, je travaille toujours sur une base textuelle, c’est-à-dire que je n’ai pas la prétention de produire une pensée qui serait détachée de support historique. Certes la base textuelle est différente dans Récidive, puisqu’il s’agit de la presse de l’époque et non d’écrits issus de la tradition philosophique. Cette matière s’est imposée à moi. En effet, je n’avais pas du tout l’intention d’écrire un livre sur cette année-là. Et puis j’ai été embarqué, depuis mon ordinateur, par la lecture quasiment obsédante et pendant plusieurs mois de la presse française de 1938, et j’ai fini par me dire que ça valait la peine d’en faire quelque chose. Quelque chose s’est décidé en moi au cours de la lecture de ces articles, une lecture qui au départ était simplement motivée par le fait qu’on disait beaucoup que les années 30 étaient de « retour ». Alors, puisqu’on a désormais la possibilité, depuis chez soi, d’avoir accès à la langue officielle des années 30 en France, ma démarche a été de me laisser saisir par elle, plutôt que de la traiter comme un objet scientifique.

D’ailleurs la dimension narrative est au cœur du livre, à travers mon regard – je dis « je » – perdu dans l’intrication des passions politiques, des événements, de la langue des années 30. C’est une immersion qui a fait qu’au bout d’un moment j’ai fini par m’imaginer vivre en 1938, et par avoir une cartographie des événements, des discours et des personnages me renseignant à ce point sur les logiques à l’œuvre en 2018 que j’ai décidé d’en faire un livre.

Si je remonte au tout premier point de départ, j’ai commencé par consulter sur Internet les numéros de la presse de la fin des années 40, qui sont accessibles seulement depuis 3-4 ans, parce que je voulais regarder ce que pouvaient raconter ceux qui s’étaient engagés du côté de la collaboration (les écrivains de Je suis partout ou Gringoire). Ce que j’y ai découvert ne m’a pas surpris, c’est ce que l’on connaît généralement de l’histoire. Mais je me suis demandé ce que disaient ces mêmes journalistes avant la catastrophe. C’est là que je suis passé aux années 30 et que l’année 1938 s’est imposée comme une année de rupture. Progressivement, je me suis dit, selon une analogie – qui n’est pas une logique de l’identification – que pour ce qui est de savoir ce qu’est une société qui abandonne ses principes démocratiques, qui se dé-démocratise, l’année 1938 était un bon point de vue, en particulier à travers la rupture avec les promesses du Front Populaire, et l’augmentation de la pression faite sur la France par la montée en puissance des régimes totalitaires fascistes qui l’entourent.

1938 marque le moment où l’agressivité impérialiste de ces puissances, surtout l’Allemagne, apparaît clairement, avec l’Anschluss puis l’invasion d’une partie de la Tchécoslovaquie permise par les accords de Munich. Par rapport à cette narration que l’on entend souvent sur la faiblesse de la démocratie, Munich devient le paradigme de l’idée que les démocraties sont impuissantes face à la détermination des mouvements fascistes, qu’on appellerait peut-être aujourd’hui « populistes », à tort à mon avis. En 1938 comme actuellement, on retrouve cette mise en tension de la démocratie par la généralisation de pays, de régimes qui sont anti-démocratiques. Donc cette idée que la démocratie est faible par essence. Sachant que c’est une très vieille idée philosophique, déjà énoncée chez Platon, puisque la démocratie est condamnée à l’opinion, à la confrontation, à la délibération, au parlementarisme pour ce qui est de la version contemporaine. Bref qu’elle est lente, alors que les régimes autoritaires sont rapides et efficaces. Qu’elle procrastine alors que les régimes autoritaires agissent.

Mais ce n’est pas cette histoire que j’ai vue dans la France de 1938. J’ai vu au contraire comment une société encore démocratique formellement, républicaine en tout cas, abandonnait petit à petit ses propres principes, et recourrait à des solutions autoritaires qui n’ont pas attendu les Allemands, ni Vichy. J’ai sans cesse été confronté dans la presse (très majoritairement conservatrice) à l’idée que la fête est finie, que le Front Populaire a ruiné et désarmé la France, toutes choses hautement discutables. Je n’ai pas voulu porter un regard d’historien – ce que je ne suis pas – sur ces événements, mais restituer une atmosphère, ou plutôt une grammaire, passant par l’imaginaire, la langue, des logiques de penser, des automatismes qui portaient sur la stigmatisation d’une partie de la population, la classe ouvrière à l’époque, et aussi ce qu’on appelait les métèques. L’année 1938 est une année très dure de répression des réfugiés, du refus d’accueil des réfugiés, c’est-à-dire à l’époque essentiellement des juifs venus d’Allemagne. Au fond, ces échos ont joué un grand rôle dans le fait que j’avais le sentiment d’en apprendre plus en faisant le détour par 1938 qu’en regardant directement la presse de 2018.

En effet, l’année 1938 est le moment de bascule, d’abandon du Front Populaire, sans élections et par un jeu d’alliances : le parti radical, comme souvent d’ailleurs, passe de gauche à droite. Et à partir de là se constitue, depuis le parti radical, et toute la sphère conservatrice et jusqu’à l’extrême droite, un discours général consistant à dire – en 1938 et pas en 1940 : l’esprit de jouissance, pour parler comme le fera Pétain, l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. Or il faut, c’est une formule de Daladier qui devient Président du Conseil, remettre la France au travail. Discours qui marque une rupture avec ce qu’était le Front Populaire, c’est-à-dire une alliance entre les classes populaires (la classe ouvrière plutôt communiste ou socialiste) et les classes moyennes (socialistes ou radicales). En 1938, on sort donc de la parenthèse Blum, la technique des conservateurs et des réactionnaires étant de dire que tout est de la faute du Front Populaire. Qui, il faut le rappeler, a gouverné un an et ne peut donc pas avoir une responsabilité générale dans la situation de 1938, ni dans celle de 1940. Bien sûr, je connaissais la fin de l’histoire. Mais on ne connaît pas la fin de l’histoire, puisque c’est l’occupation allemande qui a mené à Vichy. On ne sait pas, et on ne saura jamais, ce que la société française serait devenue par elle-même, démocratiquement.

Entre l’année 1938 et 2018, l’année où tu as écrit ce livre, quelles sont les analogies les plus marquantes ?

Les analogies sont nombreuses, mais au sens d’analogies des proportionnalités, qui ne sont pas forcément des ressemblances mais plutôt des implications parallèles. Dans mon livre, je ne parle que de 1938, et c’est seulement à la fin que je fais un rapide bilan de 2018. Cela dit, j’ai écrit de telle sorte qu’il me semble facile pour le lecteur de voir non pas « qui est qui » mais quelles sont les logiques parallèles. Alors évidemment, je ne mets en lumière que des égalités de rapport. En particulier le fait que la république finissante de 1938 est aux régimes fascistes qui l’entourent ce que les démocraties néolibérales et de plus en plus autoritaires d’aujourd’hui sont au régimes dits « populistes ». C’est-à-dire qu’ils sont une fausse solution, une fausse alternative à ce qu’ils prétendent combattre. Le libéralisme autoritaire, déjà perceptible dans la politique de Daladier, accélère l’acceptation électorale et médiatique de types de solutions autoritaires. Ce qui veut être un obstacle aux régimes fondés sur la force sert souvent de marchepied idéologique.

Nous constatons aujourd’hui, et c’est une autre analogie avec 1938, l’abandon du clivage traditionnel droite-gauche au profit d’une opposition qui serait – on ne sait pas trop la qualifier – infra-politique, presque post-idéologique. Une opposition qui opère entre progressisme et populisme, ou néolibéralisme contre souverainisme, ou alors qui prend la forme binaire des élites opposées au peuple. On est là dans une rhétorique fondée sur l’abandon des clivages idéologiques entre droite et gauche au profit d’oppositions infra-politiques. Ce qui m’oblige à rappeler qu’en 1938 il y a déjà une tentative du gouvernement de dire « il faut sortir de l’opposition droite-gauche », « c’est fini ces vieilles lunes du Front Populaire ». Pour résumer : la question n’est pas sociale. Mais le problème est que le gouvernement Daladier et ses soutiens finissent par parler le même discours que l’extrême-droite à laquelle ils s’opposent. Parce que quand on veut abolir le clivage droite-gauche, quand on pense qu’il n’est pas structurant du champ démocratique, on veut remonter au-delà ou en deçà de la mise en forme démocratique du conflit. Historiquement, cela veut dire revenir en deçà de la Révolution française où s’opposent pour la première fois un type de conception traditionnaliste, conservatrice qui s’appelle la droite, qui va trouver de nombreuses modifications après, et se doubler avec le libéralisme ; et la gauche, c’est-à-dire un mouvement qui mise sur l’idée de progrès – idée qui n’a pas été épargnée depuis quelques années –, sur un projet d’émancipation sociale et qui, pour le dire vite, privilégie l’égalité.

Malgré ses limites, le clivage droite-gauche donne un cadre conceptuel, un cadre politique, un cadre idéologique d’opposition avec lequel les conflits peuvent – c’est bien ça la démocratie comme l’a montré Claude Lefort, la mise en forme du conflit – s’énoncer sans sombrer dans la guerre civile. L’opposition du peuple et des élites, pour ne rien dire de celle entre les nationaux et les étrangers, essentialise les différences et rend donc toute confrontation pacifique impossible. D’autant, et cela aussi un détour par les années 30 nous le confirme, que les « populistes » tracent le plus souvent à l’intérieur du peuple une opposition entre ses « vrais » membres et les « faux » qui sont les immigrés, les étrangers, aujourd’hui les musulmans, en 1938 les juifs fuyant le Reich. C’est-à-dire qu’au fond on n’oppose jamais simplement les élites et le peuple, ce que l’on pourrait considérer comme un élément de la rhétorique traditionnelle de toute démocratie. On saute par-dessus la question « qu’est-ce que le peuple ? » pour ne plus définir celui-ci que de manière ethnique ou culturelle. Au risque de méconnaître les clivages sociaux. À l’opposé, la tradition philosophique dans laquelle je m’inscris, celle de Rousseau ou de Kant, repose sur une conception strictement politique du peuple. Le contrat social est un acte et non pas un fait. Autrement dit, le peuple est constitué par la volonté d’appartenance à une nation démocratique, en tout cas républicaine. Il n’est pas une entité naturelle, une communauté donnée, ni du point de vue culturel ni a fortiori du point de vue naturel, c’est-à-dire ethnique.

Qu’est-ce qui explique l’abandon du clivage droite-gauche en 1938 et aujourd’hui ?

On constate cet abandon, non seulement dans le discours des gouvernants ou des médias, mais aussi dans une partie importante d’une population désabusée par le politique. Les déceptions liées à l’exercice du pouvoir par la gauche de gouvernement jouent en général un grand rôle dans ce genre de désabusement. En 1938, le Président du Conseil, Édouard Daladier, vient du parti radical-socialiste qui était partie prenante du Front populaire et renverse très brutalement cette alliance pour se tourner vers les conservateurs. De même, sans entrer dans la politique politicienne, il faut se rappeler que le Premier Ministre du gouvernement socialiste sous François Hollande était Manuel Valls. C’est-à-dire qu’on avait un gouvernement dit de gauche qui non seulement menait une politique néolibérale, mais faisait aussi le choix de solutions autoritaires dans la gestion des manifestations. Quand on regarde les années 30, on est habitué à ce que le parti radical passe de gauche à droite. Il l’a fait en 1924, en 1932. Il gagne toujours avec la gauche, parce qu’il faut bien que des gens votent pour lui, mais arrivé au pouvoir, il change son fusil d’épaule pour ne pas affoler les notables qui constituent ses cadres. En 1938, cette rupture d’alliance est la plus violente, et le gouvernement fait appel à la répression, parce qu’il y a une tentative de mobilisation syndicale – la grève générale de novembre 1938. Il est bien difficile de croire à la différence gauche-droite après ce genre de revirement.

Cette répression pourrait être une deuxième analogie, liée à la première. Parce qu’une fois qu’on a abandonné le clivage droite-gauche qui permet d’élaborer nos conflits politiquement – rappelons qu’une société démocratique est une société conflictuelle –, et bien le conflit demeure, et ce qui disparaît c’est la possibilité de mettre en forme les oppositions. Alors il reste le recours à la force d’un côté, et l’exaspération des citoyens de l’autre. Quand je pensais au livre, j’avais en tête les manifestations contre la loi travail de 2016, et quand je l’écrivais, c’était les débuts des gilets jaunes. Le point commun étant une répression des manifestants que l’on n’avait pas vue, excepté le gouvernement de Vichy, depuis justement 1938. Un tel degré de répression d’État, dans un système démocratique et républicain en France, et de contre-violence des manifestants également, est l’un des effets clairs de la désidéologisation du débat et de l’abandon du clivage droite-gauche.

A la suite de l’historien George L. Mosse, on a parlé de la « brutalisation » des sociétés au cours des années 30. Que faut-il entendre par là ? Pour ce qui est de la France de 1938, donc d’une société qui demeure formellement démocratique, il me semble que ce genre de phénomène s’explique par un effondrement de la médiation institutionnelle, ce qu’on appelle « discrédit des politiques », « crise de la démocratie représentative », mais qui devient pour ainsi dire palpable dans les discours médiatiques et parfois officiels. La haine du parlementarisme est d’autant plus forte que les lenteurs de la délibération sont perçues comme des marques de déclin par rapport à la supposée efficacité des régimes autoritaires. Évidemment, cet effondrement de la démocratie représentative tient au sentiment que des classes sociales entières sont exclues de la représentation, ce qui explique sans doute la grève des urnes à laquelle nous assistons aujourd’hui. Mais la crise de la représentation est plus profonde encore car la logique de la représentation n’est pas réductible à celle de la ressemblance (au sens où les assemblées devraient être l’exact reflet de la société). Il y a aussi cette conviction beaucoup plus profonde selon laquelle la volonté des citoyens n’est plus représentée par des élus qui se sont autonomisés et tendent à gérer l’intérêt d’une classe plutôt que celui de tous. Le rejet du parlementarisme, du moins dans les années 30, fait la synthèse entre l’idée d’une impuissance de la démocratie et un rejet de la politique partisane jugée purement clientéliste. Le problème est que cet effacement de la médiation politique, ou de la politique comme médiation, mène aussi bien à des exigences positives de participation qu’au rejet du droit comme moyen de pacification des relations sociales.

De sorte que l’on peut faire la critique de la démocratie représentative, et à bien des égards il faut la faire, au sens où l’on peut juger, comme Rousseau, que la volonté, parce qu’elle est libre, ne peut être déléguée. Mais ce que l’on peut dire de manière moins spéculative, c’est qu’il y a des moments dans l’histoire, et nous y sommes en 1938, où la raison profonde pour laquelle le peuple ne se sent plus représenté, c’est que ses intérêts sociaux ne trouvent plus de relais institutionnels. Si rien de comparable aux « gilets jaunes » n’est advenu à cette époque (les mouvements sociaux étaient alors encore encadrés par les syndicats, surtout la CGT), il reste que le face-à-face entre manifestants et forces de l’ordre est un signe de l’effacement des médiations. J’ai été particulièrement sensible, dans la presse de 1938, à l’omniprésence du terme de « République » dans les discours gouvernementaux. Mais, dans un contexte de crise sociale et de tensions, ce terme ne renvoie pas au sens originaire rousseauiste (la République, c’est le pouvoir législatif du peuple), mais à la logique de l’État. C’est au nom des « valeurs de la République », rarement définies, que l’on cautionne des dispositifs juridiques d’exception, un accroissement des dispositifs répressifs du droit pénal, et des attitudes de rejet à l’égard de certaines religions minoritaires. La crise de la représentation est là, qui renvoie à l’absence de langage commun entre les gouvernants et les gouvernés, en sorte que c’est l’affrontement qui prime ou la démonisation du pouvoir.

Une société démocratique où la médiation n’est plus possible, où elle est refusée par les deux pôles de la médiation, les représentants et les représentés, renvoie à la vieille définition de Lénine selon laquelle une situation est révolutionnaire lorsque « en bas on ne peut plus, et en haut on ne veut plus ». Je ne dirais pas que nous en sommes-là, on a par exemple bien vu lors du confinement que, « en bas », dans les populations les plus exposées, on a bien « voulu ». Les infirmières, les caissières, les éboueurs ont permis à la société, par leur dévouement, de se maintenir à peu près. Mais il reste que le rejet des institutions, qui émane parfois du cœur des institutions, est un signe inquiétant de la crise démocratique. Sur ce point, la comparaison avec les années 30 en France n’est d’ailleurs pas forcément rassurante. En 1938, la France sortait de l’expérience de Front populaire, et l’idée d’une alliance entre classe ouvrière et classes moyennes était encore puissamment présente dans les esprits. On chercherait en vain, aujourd’hui, une traduction partisane de la synthèse entre progrès social et approfondissement démocratique. L’échec historique du communisme et celui, moins visible, de la social-démocratie expliquent sans doute cette absence, mais l’explication commence à être courte à l’heure de la crise écologique et des replis identitaires. La difficulté principale, selon moi, est de refonder un imaginaire de l’égalité après trente années de néolibéralisme synonyme de valorisation unilatérale de la concurrence.

En quoi la démocratie est-elle non pas faible mais fragile ?

Si la démocratie est fragile, c’est parce qu’elle est le régime de l’incertitude c’est-à-dire, on l’a bien vu avec la crise sanitaire, un régime fondé sur le fait que le savoir ne peut prétendre gouverner sans être lui-même soumis à la discussion. La politique ne relève pas d’une science : la démocratie naît d’abord de ce constat négatif. D’ailleurs en philosophie, depuis Platon, ceux qui s’opposent à la démocratie sont ceux qui pensent que les affaires humaines sont susceptibles d’un même degré de savoir et de certitude que la métaphysique ou la science. Les démocrates, eux, cela commence avec Aristote contre Platon, considèrent que les affaires humaines sont régies, épistémologiquement, par les opinions. Cela ne signifie pas que toutes les opinions se valent, il y a des opinions vraies et d’autres qui s’avèrent fausses, mais néanmoins, puisque la politique se déploie dans un monde contingent, il n’y a pas de savoir surplombant qui puisse prétendre à la légitimité définitive. Si bien que la démocratie est fragile au sens où elle désigne un régime politique de la valorisation de l’incertitude, ou plutôt de la valorisation du conflit. Ce qui rejoint la formule de Claude Lefort : la démocratie « c’est la légitimité du débat sur le légitime et l’illégitime ». Ce n’est pas seulement que l’on débat sans cesse sur ce qui est légitime et sur ce qui ne l’est pas. Cela signifie que l’on reconnaît la légitimité de ce débat et le fait qu’il est interminable. Personne n’est en droit d’arriver sur la scène en disant « je clos le débat » par la seule vertu de mon savoir, de ma naissance ou de ma force.

Cela renvoie à des questions anthropologiques au sens classique du terme. Par exemple, certains vont dire « moi je sais ce qu’est un couple parce que dans la Bible il est écrit que c’est un homme et une femme ». Tandis que d’autres vont dire « non, un couple est une configuration sociale construite qui a produit sa normativité hétérosexuelle que l’on peut donc défaire ». Chacun a ses options sur ces questions. Le problème est que si quelqu’un arrive, qui plus est le dépositaire d’une autorité, en disant « moi je sais ce que c’est et je l’impose une fois pour toutes », là on sort de la démocratie au profit d’arguments théologiques ou culturalistes le plus souvent rétrogrades.

Je crois que ces questions anthropologiques vont être de plus en plus présentes sur le devant de la scène. Non seulement parce que la modernité tardive et technicisée remet en cause l’évidence de l’humain, ce qui est sans doute une bonne chose. Mais aussi, et c’est plus fâcheux, parce que ces questions anthropologiques (pas au sens scientifique du terme évidemment) se posent dans une certaine violence lorsque tout a été dépolitisé. S’il n’y a plus de politique, il reste l’anthropologie au sens du culturalisme, c’est-à-dire le discours des valeurs. On constate ainsi une violence sur les décisions anthropologiques, qui n’a rien à voir avec l’anthropologie en tant que discipline, sur les grandes conceptions de l’homme – souvent au sens de l’homme masculin et occidental – qui s’imposent comme normatives.

Cela pose des problèmes relativement à l’adhésion à la démocratie, tant il est vrai que beaucoup n’aiment pas que l’on reste dans l’incertitude sur ces questions fondamentales. Ils exigent des certitudes et les moyens institutionnels de les imposer. D’ailleurs, pour revenir aux années 30, dans le fascisme ou dans le national-socialisme, on avait des réponses anthropologiques de type racial à toutes les questions fondamentales sur le statut de l’homme, de la femme, du couple, de la famille, de l’histoire, du peuple, etc. Il y avait des réponses pseudo-scientifiques et une contrainte d’État portant sur leur adoption. C’est très exactement ce que Hannah Arendt appelle l’« idéologie » dans les régimes totalitaires : la logique d’une idée raciale ou d’une croyance dans le sens de l’histoire qui s’impose par la force, y compris contre les faits. Cette fascination pour les définitions closes n’a pas disparue. Il est plus simple pour beaucoup de fonder leurs vies sur des certitudes absolues. De là cette tentation de clore le débat sur le légitime et l’illégitime qui est dans les périodes de crises plus forte que jamais.

Nous avons eu un nouvel exemple de ce rejet de l’incertitude avec la question sanitaire qui est aujourd’hui un sujet où les savoirs s’affrontent devant nous. De sorte que nous étions contraints, d’autant plus que la plupart d’entre nous étions assignés à résidence pendant le confinement, de devoir arbitrer des conflits entre épidémiologistes sur la question du traitement ou la nature de la maladie. La proposition initiale du gouvernement, selon laquelle « derrière toutes nos décisions il y aura une blouse blanche », a été battue en brèche par les contradictions entre les « blouses blanches », puis par le souhait de ne pas être gouvernés uniquement par des impératifs sanitaires, c’est-à-dire aussi sécuritaires. Le problème du gouvernement par les sachants, par les experts, par les savoirs académiques, n’est pas seulement son caractère peu démocratique. C’est aussi que l’univocité du savoir technique est (heureusement, du reste) un mythe. Dès lors que le savoir médical est présenté comme un argument politique, il entretient un nouveau rapport avec les opinions, il est soumis à la critique. Le nier, c’est céder à une conception purement instrumentale de la raison, un fonctionnalisme qui identifie savoir et pouvoir dans une même figure autoritaire. Cette tendance à vouloir envisager la politique comme une science se retrouve dans la modernité : Hobbes disait vouloir être « le Galilée de la politique ». Il cède ainsi à cette tentation de constituer le réel entier, y compris donc social, sur le modèle hypothético-déductif de la physique mathématique. Ce n’est pas un hasard si Hobbes fonde sa théorie sur le principe de conservation, c’est-à-dire sur un désir de sécurité des corps qui trouve des relais dans les dispositifs sanitaires.

Quelle analyse fais-tu de la position de certains écologistes qui se revendiquent apolitiques, ce qui n’est pas sans rappeler la volonté de dépasser le clivage droite-gauche ?

L’écologie est devenue aujourd’hui un des principaux leviers de la contestation politique et sociale. À ce titre, elle est un levier de politisation de premier ordre, en particulier des jeunes générations qui voient dans le réchauffement climatique l’autocritique du capitalisme technicisé. Il est incontestable que parmi les formes de critiques que l’on peut adresser aux sociétés modernes, la déprédation de la nature et la destruction des écosystèmes jouent un rôle important.

La particularité de l’écologie est qu’elle domine aujourd’hui le champ idéologique parce que cette question a envahi le champ de l’expérience, en particulier avec la perception concrète du réchauffement climatique. Il faut donc s’appuyer sur elle, si tant est que l’on n’a pas renoncé à changer la société dans un sens désirable et égalitaire. La question est de savoir – et c’est là que je résisterais – si l’on doit reconfigurer l’intégralité du champ politique autour de cette exigence. Il nous faut réfléchir au sens du mot écologie, c’est-à-dire à son sens étymologique de « logique du domicile » ou « logos de la nature ». De fil en aiguille, l’écologie appelle une réflexion sur le rapport entre nature et politique. Il faut déterminer en quoi la nature est normative : pour elle-même ou en tant que condition de possibilité de la vie humaine ? Or on se rend assez vite compte qu’aujourd’hui ce n’est pas tant la nature que la vie qui se trouve valorisée. Je ne pense pas que l’on puisse fonder un discours et des pratiques politiques d’émancipation sur le concept de vie. On le voit déjà actuellement à propos des ambiguïtés de la biopolitique : la logique sanitaire n’est pas spontanément démocratique, c’est le moins que l’on puisse dire. D’autre part, la logique de la vie est une logique immanente, une logique de la reproduction du même. De mon point de vue, ce n’est pas une logique de la transformation sociale. De sorte que l’enjeu de l’écologie c’est au fond de savoir si on en fait une dimension centrale du projet de transformation de la société, et cela me semble tout à fait légitime et souhaitable aujourd’hui, ou si l’on pense qu’il s’agit d’adapter la physionomie de la société à l’exigence de la vie, y compris dans ses dimensions non humaines. Cette seconde option étant compatible aussi bien avec la social-démocratie qui se teinterait de vert, le green business de type néolibéral, la contestation sociale du capitalisme, et même le fascisme. Dans tous les cas, cela ramène à la question fondamentale qui est de savoir si la nature ou la vie sont une norme. Et également à la question de la modernité, que beaucoup de gens, y compris dans la sphère académique, remettent en cause précisément parce que la pensée moderne a insisté sur la rupture de la raison avec la vie. On cite souvent Descartes qui est devenu le bad boy de la pensée occidentale parce qu’il a écrit que les hommes devaient, par la technique, se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Au passage, on oublie le « comme » : pour Descartes, l’humanité n’est que l’usufruitière de la nature, son véritable possesseur est Dieu. Mais le projet de maîtrise technique de la nature est de plus en plus souvent présenté comme le principal coupable de la crise écologique, ce qui impliquerait de revenir en deçà de la modernité, comme s’il fallait également revenir en deçà du partage gauche-droite. C’est là où je ne suis plus, étant davantage attentif aux ambivalences de la modernité. Car cette dernière est à la fois le triomphe de la raison instrumentale et technicienne, c’est vrai, mais elle produit aussi les moyens d’élaborer une critique de ce triomphe en valorisant d’autres formes de rationalité (la raison pratique de Kant, la raison communicationnelle de Habermas).

Autrement dit, que l’écologie fasse partie de la recomposition politique du politique est aussi souhaitable qu’évident, mais que la politique doive se fonder sur le concept normatif de vie me paraît plus problématique. Car l’idée centrale du politique, c’est le monde, c’est-à-dire l’édification d’un horizon de sens humain fondé en particulier sur des principes de répartition des richesses et d’expérimentation de la liberté.

En revanche, je vois dans la lassitude démocratique un effet de la lassitude humaine, c’est-à-dire au fond de la lassitude de l’humanité. Comme le disait Nietzsche « nous sommes fatigués d’être des hommes », ajoutant que c’est dans deux siècles qu’on verra les effets de cette forme de nihilisme. C’est ce que l’on observe dans les discours sur le post-humain, le transhumanisme, dans la valorisation de tout ce qui n’est pas humain, que ce soit l’anima ou le robot. Or politiquement, je ne vois pas bien ce que nous allons faire avec ça au sens où l’idée d’une transformation de la société au bénéfice de formes infrahumaines ou post-humaines me semble obscure, sinon dangereuse. Bien sûr l’humanisme n’implique pas la mise à sac de la planète. Mais si écologie politique il y a, et il doit y avoir, il faut insister sur le fait qu’en tant qu’elle est politique elle n’est pas seulement écologique, c’est-à-dire qu’elle doit répondre à des principes qui dépassent la préservation de la vie ou la réparation de la nature.

Quel regard portes-tu sur le care, sachant que tu as travaillé sur la consolation[4] ?

Le point commun entre le care et la consolation vient de ce que dans les deux cas il s’agit d’une attention à la vulnérabilité de la condition humaine. Le care, même si c’est un peu problématique que l’on ne puisse pas traduire le terme – appelons-le le « soin » –, détermine cette vulnérabilité comme d’abord biologique ou psychologique. Alors que cette fragilité humaine m’apparaît liée à d’autres dimensions. Par exemple, quand on console, on ne console pas qu’un corps ou un psychisme qui seraient déficients. Consoler ce n’est pas soigner. Consoler c’est mettre à la place de l’objet absent un discours, sachant précisément que celui qui console ne souffre pas de la perte vécue par celui qui est consolé. Donc c’est fondamentalement un geste intersubjectif, social, puisque j’essaie de me mettre à la hauteur d’une douleur qui n’est pas la mienne. Le soin, lui, c’est très bien aussi évidemment. Si quelqu’un est malade, il faut le soigner, cela va de soi. D’ailleurs on ne l’a pas tellement fait pendant la pandémie, on a plutôt entendu « restez chez vous et prenez soin de vous, appelez le 15 seulement si vous ne parvenez pas à respirer ». Je n’ai donc bien sûr rien contre le soin. Simplement, c’est comme l’écologie politique. Reconfigurer toute la politique, repenser le concept de justice sur le modèle du soin, c’est privilégier une forme de vulnérabilité, des formes de fragilité qui peuvent être aussi bien symboliques que sociales.

La consolation, elle, est un acte de sens : on s’efforce de donner une signification symbolique à une souffrance pour essayer, non pas de la réparer, mais de faire monde, de constituer un espace commun de perception, d’expérience. Ce qui suppose de ne pas réduire ce que les humains ont en commun à leurs pathologies, leur corps souffrant, etc. De ce point de vue, je dirais que je suis un peu old school et que je considère que la conscience et la liberté sont davantage constitutives de la politique que le soin ou la vie. D’ailleurs, la pandémie du COVID-19 est un bon exemple. On a dit qu’il aurait fallu mieux soigner les gens. C’est vrai. Mais la raison profonde pour laquelle ils n’ont pas été bien soignés renvoie à une question sociale. Il suffit de se référer au taux de mortalité en Seine-Saint-Denis pour se rappeler l’évidence : il vaut mieux être riche et bien portant que malade et pauvre. Ce qui n’est certes pas d’une nouveauté bouleversante, mais reste néanmoins une vérité.

Attestation obligatoire, « distanciation sociale », mensonge en direct, argent magique … qu’est-ce qui t’a le plus marqué dans le confinement lié au COVID-19 ?

Bien sûr l’attestation de sortie comme l’état d’urgence sanitaire ont témoigné d’une défiance du gouvernement français (et de quelques autres) à l’égard de sa population. Certes on faisait son attestation soi-même, mais cette attestation était obligatoire, autrement dit, on mettait la police dans la boucle. Alors que dans d’autres pays, comme l’Allemagne ou la Hollande, bien sûr on a également fermé les écoles, les cafés… mais les gens pouvaient sortir, ce qui manifestait une forme de confiance dans l’autonomie des citoyens.

On a beaucoup disserté sur le fait de savoir si le confinement a été heureux ou malheureux. Or, ce qui me paraît essentiel, c’est de bien distinguer la solitude de l’isolement. En effet, on peut chercher une solitude, faire taire en soi la parole de la société, se sentir un peu plus libre, moins sujet aux injonctions du travail, de la concurrence. Mais le confinement n’a pas du tout permis cette solitude au sens positif du terme. Car l’injonction sociale s’est perpétuée via Internet, le téléphone portable, le télétravail, la disparition de la séparation spatiale entre le lieu de travail et le lieu de l’intime. Sans compter les informations quotidiennes sur la maladie. Donc, au fond, c’était une manière d’être encore dans les rets de la société, mais isolé chez soi, seul ou avec sa famille, en tout cas séparé physiquement des autres. Ce qui non seulement ne peut pas être un modèle social, mais montre également que plus on parle de soin, de fragilité, de vulnérabilité, et moins on est capable d’imaginer ce que peuvent être une souffrance psychique, un véritable isolement. On ne fera jamais le compte, non pas forcément des morts, mais des malheurs, des tristesses, des dépressions liés à cette politique. Une politique qui s’est imposée, et s’imposera peut-être encore, pour éviter que les hôpitaux ne soient submergés. Mais il faut alors rappeler que la pénurie sanitaire résulte de choix managériaux et gestionnaires qui précèdent de loin l’apparition du virus.

On a également entendu une critique venant de l’extrême gauche dire que la pandémie était la preuve que le capitalisme était un géant aux pieds d’argile, un virus suffisant à le faire s’effondrer. Selon moi, ce genre de jugements relève du romantisme : comment peut-on croire sérieusement que la révolution va venir par une épidémie. Au contraire, tout porte à croire que le monde d’après ne sera pas différent du monde d’avant, sinon qu’il sera pire. Car on sait historiquement que des épidémies peuvent détruire des populations, mais qu’une maladie ne peut changer « en bien » une société par elle seule. Il y faut une volonté qui ne trouve pas ses sources dans la peur de la maladie.

En ce qui concerne l’argent magique, on sait que quand le bateau est en train de couler, c’était aussi le cas en 2008, on renfloue le navire par des moyens que l’on jugeait impensables auparavant. Donc les gouvernements néolibéraux font comme les autres marcher la planche à billets. Cela n’a rien de nouveau, souvenons-nous qu’après 2008, François Fillon alors Premier ministre avait doublé la dette française. Il n’avait pas le choix pour sauver les banques, « quoi qu’il en coûte » comme dirait Emmanuel Macron. Le problème serait plutôt d’avoir cru ou pensé, ou de faire croire si on est au gouvernement, qu’une politique de sauvetage est une politique de relance. Ce n’est pas le cas. Une fois que le bateau, le capitalisme mondial, est remis à flots, il revient, et en général sous une figure plus radicale, nous l’avons vu après 2008. Même si nous avons également vu que la fameuse règle des 3% pouvait voler en éclats, ce qui peut être une bonne chose dans la conscience collective, car cela a montré qu’elle n’était pas si sacrée que ça. Cela dit, on commence déjà à entendre qu’il faudra rembourser toute cette dette et donc travailler plus. Finalement, il n’y a rien de neuf. « Il faut remettre la France au travail » disait Daladier. Car une fois que la crise a coûté très cher aux États, ces derniers ont deux possibilités. Celle du new deal qui consiste entre autres à ponctionner le marché pour payer ce que le marché nous a coûté. Ou celle d’imposer de nouveaux sacrifices sociaux, ce qui est la direction que nous risquons une nouvelle fois de prendre quand la crise sera derrière nous.

La pandémie du COVID-19, qui participe de la restriction des libertés publiques, peut-elle également contribuer à réaffirmer la nécessité de ces libertés ?

L’une des leçons du confinement c’est qu’on aura du mal dorénavant à nous expliquer que la politique n’existe plus, que le pouvoir n’est plus situé au niveau des États mais qu’il est devenu fluide, économique et technique, que c’est le triomphe du « soft power ». Car du jour au lendemain le confinement nous a rappelé que le pouvoir politique était en mesure de nous interdire de franchir notre porte.

Au-delà de ces questions, et dans la perspective d’une vision positive du confinement, il est possible que nous puissions avoir moins le sentiment de crier dans le désert lorsque nous alertons sur les libertés publiques, contre l’état d’urgence, sur la baisse tendancielle du taux de liberté, sur le fait qu’au nom du néolibéralisme on sacrifie le libéralisme au sens classique du mot, et que l’on abandonne le libéralisme politique au nom de la sécurité[5]. Car c’est la liberté de se mouvoir qui a été atteinte, que cela ait été nécessaire ou pas, il faut en prendre la mesure. J’ai souvent eu le sentiment, avec d’autres, de parler dans le vide, et je me suis souvent entendu répondre que la critique du paradigme sécuritaire était un « problème de riche », que nous restions globalement dans une démocratie, et que la sécurité était quand même le premier des droits de l’homme, ce qui est faux d’ailleurs. Cela montre qu’il n’y a pas que la gauche qui s’est effondrée idéologiquement, mais aussi le libéralisme de tradition aronienne qui a disparu au profit d’une droite et parfois d’une gauche sécuritaire. Mais du jour au lendemain, les gens se sont rendu compte que leur liberté de sortir de chez eux pouvait être contrainte. Et la liberté a pu leur apparaître pour ce qu’elle est à mes yeux, c’est-à-dire pas seulement une catégorie juridique, mais une expérience sensible. Une expérience que l’on peut mesurer quand et parce qu’elle nous est refusée. Ce qui est une manière de rappeler que la liberté n’est pas un problème de riches, mais bien d’abord un problème de pauvres, le problème concret de celles et ceux qui ne peuvent pas se mouvoir parce qu’ils n’ont pas les moyens de se payer une voiture ou de l’essence, ce qui a largement participé à l’émergence des gilets jaunes.

Immédiatement après le confinement, sont apparus des mouvements sociaux centrés sur la question raciale, non seulement en France, mais surtout aux États-Unis. Provisoirement, ils ont ramené des citoyens de la rue, participant de ce mouvement général de reconquête de l’espace public qui s’est aussi manifesté de manière festive. Comme s’ils exprimaient un besoin de se retrouver, y compris politiquement. Peut-être avons-nous donc gagné quelque chose qui renverrait à l’expérience du caractère indispensable, et parfois festif, de l’expression politique. Et peut-être que ces désirs de déconfinement contribueront à rendre plus concrets l’exigence de liberté et d’égalité. « Du possible, sinon j’étouffe » disait Deleuze, ce qui est une manière de rappeler le caractère sensible de notre inscription politique dans le monde.

[1] L’équivoque du monde : l’instance cosmologique dans la philosophie critique de Kant, sous la direction de Myriam Revault d’Allonnes, 2002. Publiée sous le titre Kant et l’équivoque du monde, Éditions CNRS, 2008.

[2] Michaël Fœssel, La privation de l’intime, Paris, Éditions Seuil, 2008.

[3] Michaël Fœssel, Récidive 1938, Paris, Éditions PUF, 2019.

[4] Michaël Fœssel, Le temps de la consolation, Paris, Éditions Seuil, 2015.

[5] Cf. par exemple l’essai de François Sureau, Sans la liberté, Paris, Éditions Gallimard, 2019.