Slavoj Zizek interroge l’utopie de croire que le système global actuel peut se reproduire indéfiniment.

L’un des plus célèbres graffitis apparus sur les murs de Paris en Mai 68 disait : “Les structures ne défilent pas dans la rue !” – autrement dit : on ne saurait expliquer les grandes manifestations étudiantes et ouvrières de 1968, selon les termes du structuralisme, comme des phénomènes déterminés par les changements structurels de la société.

Or la réponse de Jacques Lacan a été d’affirmer que c’est précisément ce qui s’est passé en 1968 : les structures sont bel et bien descendues dans la rue. Les explosifs événements visibles étaient au bout du compte le résultat d’un déséquilibre structurel – le passage d’une forme de domination à une autre, que Lacan définissait comme le passage du discours du maître à celui de l’université.

Une vision aussi sceptique n’est pas sans fondement. Comme l’ont souligné Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur livre Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 1999), une nouvelle forme de capitalisme a peu à peu émergé à partir des années 1970 : elle a développé une forme d’organisation en réseaux fondée sur l’initiative et l’autonomie des employés sur le lieu de travail. Ce faisant, le capitalisme a détourné la rhétorique autogestionnaire anticapitaliste d’extrême gauche pour en faire un slogan capitaliste : le socialisme se vit rejeté comme conservateur, hiérarchique et administratif. La véritable révolution était celle du capitalisme numérique…

Ce qui a survécu de la libération sexuelle des années 1960 est cet hédonisme tolérant qui s’est si bien intégré à notre idéologie hégémonique : aujourd’hui, la jouissance sexuelle n’est pas seulement autorisée, elle est quasiment obligatoire – celui qui ne jouit pas se sent culpabilisé. Cette quête de formes radicales de plaisir a surgi à un moment politique précis : celui où “l’esprit de 68” a épuisé ses potentiels politiques. A cet instant critique (le milieu des années 1970), la seule option qui restait était une poussée brutale et directe vers le réel, laquelle se manifesta sous trois formes principales : la recherche de formes extrêmes de plaisir sexuel ; le virage vers le réel de l’expérience intérieure (le mysticisme oriental) ; et enfin le terrorisme politique gauchiste (la Fraction armée rouge en Allemagne et les Brigades rouges en Italie, etc.).

Les conséquences de ce retrait se font sentir aujourd’hui encore. Ce qui était frappant lors des émeutes dans les banlieues françaises de l’automne 2005, où l’on a vu brûler des milliers de voitures dans une vaste éruption de violence, c’est l’absence totale de toute perspective utopiste positive chez les émeutiers. Si le cliché usé selon lequel nous vivons dans une époque post-idéologique a un sens, il se situe là. Cela nous en dit long sur notre situation actuelle : dans quel genre de monde vivons-nous, où la seule alternative possible au consensus démocratique forcé est l’explosion de violence (auto-) destructrice ?

Souvenons-nous du défi adressé par Lacan aux étudiants contestataires : “En tant que révolutionnaires, vous êtes des hystériques qui réclament un nouveau maître. Vous en aurez un.” Et nous l’avons eu, en effet – sous la forme du maître postmoderne “permissif” dont la domination est d’autant plus forte qu’elle est moins visible. Si de nombreux changements positifs ont accompagné ce passage, on doit pourtant se poser la question de fond : toute cette ivresse de liberté n’aura-t-elle été que le moyen de substituer une nouvelle forme de domination à l’ancienne ? Si nous considérons notre situation actuelle avec le regard de l’année 1968, nous ne devons pas oublier le véritable héritage de cette époque : le coeur de Mai 68 était le rejet du système libéral-capitaliste, un non adressé au système dans son ensemble.

Il est facile de se moquer de la notion de fin de l’Histoire développée par Fukuyama, mais, aujourd’hui, la majorité des gens sont fukuyamistes : le capitalisme libéral-démocratique est accepté comme la formule enfin découverte de la meilleure société possible, tout ce que nous pouvons faire est de le rendre plus juste, plus tolérant, etc.

C’est pourquoi, une fois encore, la seule véritable question aujourd’hui est : devons-nous prendre acte de cette acceptation généralisée du système, ou bien le capitalisme global actuel produit-il en son sein des contradictions suffisamment puissantes pour empêcher sa reproduction perpétuelle ?

Ces contradictions sont au moins au nombre de quatre : la menace d’une catastrophe écologique ; l’inadaptation de la notion de propriété privée appliquée à ce que l’on appelle la “propriété intellectuelle” ; les implications socio-éthiques des nouveaux développements techno-scientifiques (notamment en biogénétique) ; enfin, et ce n’est pas le moins important, l’apparition de nouvelles formes d’apartheid, de nouveaux murs et bidonvilles. Le 11-Septembre sonne le glas des heureuses années clintoniennes et symbolise l’époque qui s’ouvre, dans laquelle de nouveaux murs surgissent partout, que ce soit entre Israël et la Cisjordanie, autour de l’Union européenne ou à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis.

Les trois premières de ces contradictions concernent les domaines que Michael Hardt et Toni Negri appellent les “communs”, la substance partagée de notre être social dont la privatisation est un acte violent auquel on devrait résister, si nécessaire, par des moyens violents. Parmi eux, on distingue les communs de nature extérieure, menacés par la pollution et l’exploitation ; les communs de nature intérieure ; et les communs de la culture, les formes immédiatement socialisées de capital “cognitif”, au premier rang desquels le langage, notre principal outil de communication et d’éducation, mais aussi les infrastructures partagées des transports publics, de l’électricité, de la poste, etc.

Si on laissait Bill Gates s’assurer une position de monopole, nous nous retrouverions dans la situation absurde où un individu particulier posséderait littéralement la texture logicielle de notre principal réseau de communication. Nous prenons peu à peu conscience des potentiels destructeurs, pouvant aller jusqu’à l’auto-annihilation de l’humanité elle-même, qui se déchaîneraient si on laissait la logique capitaliste s’emparer de ces communs.

Ce besoin d’établir une organisation et un engagement politiques globaux capables de neutraliser et de canaliser les mécanismes du marché ne revient-il pas à adopter une perspective communiste ? La référence aux “communs” justifie par conséquent la résurrection de la notion de communisme : elle nous permet de considérer la privatisation progressive des communs comme un processus de prolétarisation de ceux qui se trouvent ainsi exclus de leur propre substance.

Mais seule la contradiction entre inclus et exclus est véritablement à même de justifier le terme de communisme. A travers différentes sortes de bidonvilles, nous assistons dans le monde entier à la croissance rapide de populations échappant à tout contrôle étatique, vivant dans des conditions de semi-illégalité, et qui manquent de façon criante des formes minimales d’auto-organisation.

Bien que cette population soit composée de travailleurs marginalisés, de fonctionnaires licenciés et d’ex-paysans, ces derniers ne constituent pas pour autant un surplus inutile : ils sont intégrés par bien des aspects dans l’économie globale, puisque beaucoup d’entre eux travaillent comme salariés au noir ou entrepreneurs individuels, privés de toute espèce de couverture médicale ou sociale adéquate.

Il ne s’agit pas d’un accident malheureux, mais du résultat inévitable de la logique intime du capitalisme global. Un habitant des favelas de Rio de Janeiro ou d’un bidonville de Shanghaï n’est pas différent de l’individu qui vit dans une banlieue parisienne ou un ghetto de Chicago. La tâche essentielle du XXIe siècle sera de politiser – en les organisant et en les disciplinant – les “masses déstructurées” des bidonvilles.

Si nous ignorons ce problème des exclus, toutes les autres contradictions perdront de leur pertinence subversive. L’écologie se limitera à un problème de développement durable, la propriété intellectuelle à un problème juridique complexe, la biogénétique à une question éthique.

Bref, sans la contradiction entre inclus et exclus, nous pourrions fort bien nous retrouver dans un monde où Bill Gates bénéficierait de l’image d’un grand travailleur humanitaire luttant contre la pauvreté et les maladies, et Rupert Murdoch celle d’un champion de l’environnement capable de mobiliser des centaines de millions d’individus grâce à son empire médiatique.

Ce qui nous menace, c’est de nous voir réduits à des sujets cartésiens abstraits et vides, privés de tout contenu substantiel, dépossédés de notre substance symbolique, contraints de subir la manipulation de notre base génétique et de végéter dans un environnement invivable. Cette triple menace à l’égard de notre être tout entier fait de nous tous, d’une certaine façon, des prolétaires potentiels, et la seule façon de nous y opposer est d’agir de façon préventive.

La véritable utopie est de croire que le système global actuel peut se reproduire indéfiniment ; la seule façon d’être vraiment réaliste est d’envisager ce qui, au regard des critères de ce système, ne peut apparaître autrement qu’impossible.

Slavoj Zizek

Traduit de l’anglais par Gilles Berton.

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