Tribune d’un collectif de 16 chercheurs en réponse à celle d’Antoine Petit, PDG du CNRS : la politique de la science est de plus en plus conduite par la compétition « au détriment de la coopération ».

Le monde de la recherche française a bondi deux fois en une seule journée, le mardi 26 novembre : le matin, en lisant les propos du président-directeur général du CNRS [publiés dans le quotidien Les Echos], et le soir en visionnant le discours du président de la République pour les 80 ans de cette institution.

Le premier, Antoine Petit, résumait ainsi l’idéologie qui sous-tend la future loi de programmation de la recherche, dont la présentation est prévue pour février 2020 : « Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies. »

Le second assurait que les innombrables évaluations auxquelles sont soumis les chercheurs (annuelle, biennale, quinquennale, et lors de chaque publication et projet évalué par les pairs) pourraient diminuer à condition qu’elles permettent une« différenciation » et que les « mauvais » en « assument les conséquences ». Emmanuel Macron a également cité, parmi les « chantiers » de la future loi, la création, à côté des modes de travail statutaires de plus en plus rares, de « CDI de projets », nouvel oxymore désignant des contrats voués à durer le temps d’un projet.

La dévalorisation des « mauvais » chercheurs fait ainsi écho à l’éloge des « plus performants » par le PDG du CNRS. Une « loi inégalitaire » ? Mesurons la charge : on propose ici de poser comme principe légal la négation d’un des piliers de notre devise républicaine. Mais, au-delà, un « darwinisme » dans la recherche, qu’est-ce à dire ?

En 1859, Charles Darwin a montré que les espèces biologiques descendent d’espèces antérieures, et sont soumises à la « sélection naturelle » : génération après génération, l’effet cumulé de la reproduction différentielle des individus les plus ajustés à leur environnement grâce à certains traits héritables entraîne la généralisation de ces propriétés dans la population. Pour Darwin, c’est dans la concurrence générée par la rareté des ressources que ces traits prouvent qu’ils sont adaptatifs, en entraînant un taux de reproduction plus élevé pour leur porteur.

Justifier le laisser-faire propre au libéralisme

Invoquer Darwin pour justifier une politique de la recherche est un contresens : la sélection naturelle porte sur des variations aléatoires, or les chercheurs ne travaillent pas au hasard. De plus, ils ne transmettent pas à leurs élèves leur supposé talent…

Si l’analogie est vide de sens, peut-être faut-il se tourner vers la doctrine dite du darwinisme social. C’est sous ce label que l’accent mis sur la compétition a été instrumentalisé par ceux qui, derrière le philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer (1820-1903), cherchaient à justifier le laisser-faire propre au libéralisme économique, grâce auquel les « plus aptes » écraseraient naturellement les « inaptes ». Pourtant, Darwin lui-même vit très tôt ce que les évolutionnistes explorent massivement depuis cinquante ans : l’entrelacement de la compétition et de la coopération.

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Qui veut vraiment tenter une comparaison avec la nature devrait pousser le raisonnement jusqu’au bout. Les individus sont certes en compétition mais, du fait des innombrables et complexes interactions entre organismes, la coopération s’avère souvent, dans un environnement donné, bénéfique pour l’individu à un certain niveau. Sur cette base, Darwin avait expliqué l’origine des sociétés animales, et la recherche darwinienne actuelle explique une coopération omniprésente à toutes les échelles : entre figuiers et guêpes, ou entre antilopes d’un même troupeau. Le PDG du CNRS oublie ce que sait tout supporter de rugby : sans ses coéquipiers, le meilleur talonneur du monde n’est rien.

Ignorance du fonctionnement de la science

Idéologie, le darwinisme social n’est pas une conséquence des théories biologiques. La sélection naturelle est un fait, sans aucune implication sur les mérites de nos institutions politiques. Promulguer la « lutte pour la vie » par une loi est absurde. Affirmer que la science est purement œuvre de compétition prouve une ignorance de son fonctionnement, essentiellement collaboratif, comme le montrent les succès récents de coopérations emblématiques : détection des ondes gravitationnelles, exploration de la biodiversité marine par la goélette Tara, etc.

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Mais la référence au darwinisme social dit le fond d’une politique de la recherche : depuis vingt ans, le curseur a été sciemment poussé vers la compétition au détriment de la coopération. Les chercheurs doivent publier la plus grande quantité possible d’articles scientifiques aux dépens de leur qualité, et passer une bonne partie de leur temps à candidater à des programmes de recherche aux taux de succès de plus en plus bas malgré des dossiers irréprochables, du seul fait des finances en baisse. Ces projets sont souvent la seule manière d’employer les jeunes, toujours plus longtemps en attente d’un poste durable, le système conduisant à les maintenir dans la précarité. La loi à venir poussera à son terme cette logique, dont aucun effet positif n’a pu être observé.

En effet, l’analyse nous montre que les supposés indices d’excellence induisent des biais conservateurs au lieu de saisir ce qui est scientifiquement substantiel. Des biologistes darwiniens ont établi que de tels critères de succès produisent nécessairement de la « sélection naturelle pour la mauvaise science » (Smaldino, MacElreath, RSOS, 2016, non traduit). De fait, non seulement l’argent des appels à projet va à ceux qui en ont déjà, sans impact sur les publications, mais les crises se multiplient du fait de cette pression à la compétition : fraudes, crise de la reproductibilité des expériences…

« Loi inégalitaire et darwinienne » ? La politique actuelle de la science a moins de points communs avec la sélection naturelle – laquelle, selon Darwin, « scrute chaque jour, chaque heure, à travers le monde, chaque variation » –, qu’avec le pilotage du Titanic.

Signataires : Steeves Demazeux, philosophie, Université Bordeaux-Montaigne ; Sébastien Dutreuil, philosophie des sciences de la Terre, CNRS ; Pierre-Henri Gouyon, biologie évolutive, Muséum national d’histoire naturelle ; Thomas Heams, génétique, AgroParis Tech ; Philippe Huneman, philosophie des sciences, CNRS ; Philippe Jarne, génétique et écologie évolutive, CNRS ; Finn Kjellberg, biologie évolutive, CNRS ; Jérôme Lamy, sociologue, CNRS ; Guillaume Lecointre, biologie évolutive, Muséum national d’histoire naturelle ; Annick Lesne, physique, CNRS ; Virginie Maris, philosophie de l’environnement, CNRS ; Jérémie Naudé, neurobiologie, CNRS ; Antonine Nicoglou, philosophie, Université de Tours ; Hervé Perdry, génétique humaine, Université Paris-Saclay ; Arnaud Saint-Martin, sociologie, CNRS ; Barbara Stiegler, philosophie, Université Bordeaux-Montaigne.

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