La grande école d’agronomie s’installe sans enthousiasme à Palaiseau, sur le plateau de Saclay.

Si ce dernier se densifie chaque année, il reste un site en construction, peu accessible, avec un nombre insuffisant de logements pour les étudiants.

De la terrasse de leur nouvelle école, Théo Joly et Mathilde Malagié observent, un peu déconcertés, le site sur lequel ils vont passer leurs deux prochaines années. Des tas de terre, des pelleteuses, des ossatures de béton, des barrières de chantier… Tous deux viennent d’intégrer un master d’AgroParisTech, la plus prestigieuse des grandes écoles d’agronomie françaises, qui emménage, en cette rentrée 2022, dans 66 000 mètres carrés sur le plateau de Saclay.

Depuis cinq ans, les déménagements et les constructions se sont accélérés sur ces anciennes terres agricoles de l’Essonne vouées à devenir le plus grand hub scientifique de France, « visible depuis Shanghaï », selon la formule consacrée, pour faire référence au classement du même nom. Grandes écoles, laboratoires de recherche, centres de recherche et développement (R&D) d’entreprises, bâtiments universitaires, le plateau de Saclay condense près de 20 % de la recherche française, une « Silicon Valley française ».

Parmi les derniers venus figure l’école d’ingénieurs Télécom Paris, qui a quitté le quartier parisien de la Butte-aux-Cailles, fin 2019, pour emménager dans un édifice-paquebot ocre, lauréat d’un prix Pritzker. Ou encore l’Ecole normale supérieure Paris-Saclay (ex-Cachan), à l’aise depuis deux ans dans de vastes locaux signés Renzo Piano. Elles ont rejoint d’autres écoles d’ingénieurs, comme l’Ecole nationale supérieure de techniques avancées, l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique ou CentraleSupélec, arrivées pendant la décennie 2010.

En cette rentrée, outre les 3 500 étudiants et personnels d’AgroParisTech, la faculté de pharmacie de l’université Paris-Saclay (3 200 étudiants) s’installe dans un gigantesque bâtiment neuf. Et ce n’est pas fini : Servier construit un grand campus, la R&D de Danone va y emménager dans un nouveau site… De quoi donner un peu plus de vie à cet ensemble qui reste, à ce jour, loin d’être séduisant.

Miniville de cerveaux

Si, à l’ouest, la partie du Moulon commence, depuis peu, à ressembler à un quartier, la zone centrale (« le quartier de Polytechnique »), où se situe AgroParisTech, reste un ensemble froid et monotone, cerné de travaux, peu végétalisé. L’ensemble du plateau reste marqué par sa « monoactivité » – un site tourné presque exclusivement vers la science et la recherche.

Une miniville de cerveaux, qui se vide la nuit tombée. Les restaurants, commerces ou cafés sont rares, les lieux culturels inexistants. « Saclay, c’est un projet anachronique », tacle Emmanuel Ferrand, polytechnicien, chercheur, qui fréquente le site depuis trente ans. Surtout, le plateau souffre cruellement de son manque d’accessibilité. Le centre de Paris est à une heure et demie de bus et de RER – la ligne 18 du métro, dont on aperçoit le viaduc en construction, n’arrivera pas sur le site avant 2026 et sera achevée en 2030.

Lire aussi : Architecture : Saclay, campus monstre en quête d’urbanité

 

« J’irai voir mes amis à Paris le week-end, résume Mathilde Malagié. J’avais eu l’occasion de visiter les anciens bâtiments d’AgroParisTech, rue Claude-Bernard, en plein Quartier latin, que je trouvais très beaux. Alors, c’est sûr, je n’étais pas super enthousiaste à l’idée de venir à Saclay. » Un sentiment partagé par les étudiants d’AgroParisTech que nous avons interrogés. Leur sujet d’inquiétude numéro un : la difficulté de se loger.

Théo Joly a trouvé une chambre dans l’une des rares résidences du plateau. « Je paie 850 euros. Globalement, les logements ici sont très chers », observe-t-il. AgroParisTech a déployé des efforts pour préréserver des chambres partout où cela était possible et a aussi gardé ses chambres à la cité universitaire dans le 14earrondissement de Paris et au Kremlin-Bicêtre. Mais le sujet reste tendu, notamment avec le nouvel afflux d’étudiants, en cette rentrée 2022. « Cela devrait s’améliorer dans les prochaines années, avec de nouvelles constructions », commente le directeur de l’aménagement de l’établissement public Paris-Saclay, Benoît Lebeau.

« Sans transport, on choisit le report »

A l’Agro, beaucoup de jeunes regrettent surtout le départ de « Grignon », le château et le domaine de 300 hectares que possédait leur école dans les Yvelines, où vivaient et étudiaient, jusqu’à l’été 2022, les élèves de première année. Le départ s’est fait dans la douleur. En 2021, des étudiants, des personnels et des élus se sont mobilisés pour empêcher la vente du site par l’Etat au promoteur Altarea Cogedim, qui avait remporté l’appel d’offres.

Face au tollé, et après des recours juridiques, la vente a été suspendue… Un nouveau processus doit être lancé avant la fin de l’année. Quant au bâtiment historique de la rue Claude-Bernard (20 000 mètres carrés, dans le 5earrondissement de Paris), il a été cédé par l’Etat à un promoteur : c’est le groupe d’enseignement supérieur privé Galileo qui va prochainement s’y installer.

Du côté des personnels et des enseignants, le départ pour Saclay, évoqué depuis plus de dix ans, a aussi été un motif de tensions – notamment pour des questions de transport et de coût du logement à proximité du plateau. La décision a pourtant été votée en 2017 avec une courte majorité en conseil d’administration, mais avec une assemblée très divisée : la quasi-totalité des personnels et des enseignants avaient voté contre, tandis que les représentants des tutelles s’étaient prononcés pour. Ce qui n’a pas créé un climat serein au sein de l’école.

En 2019, à la suite de l’annonce du retard dans l’arrivée du métro sur le plateau, une nouvelle vague de protestation a eu lieu, avec pour mot d’ordre : « Sans transport, on choisit le report. » Le calendrier a toutefois été maintenu… Même si, dans la dernière ligne droite, il a été décalé d’un an : le bâtiment n’était pas prêt dans les temps. Un retard qui a coûté cher à l’Etat : autour de 20 millions d’euros, notamment en pénalités attribuées au promoteur. « C’est un projet à 276 millions d’euros. En proportion, ce n’est pas énorme », atténue Laurent Buisson, le directeur d’AgroParisTech. Lui met en avant les avantages de cette nouvelle localisation : « On regroupe nos quatre sites d’Ile-de-France, tous nos métiers, nos disciplines, nos promotions… On a des locaux neufs, d’excellentes conditions pour la recherche, avec de possibles synergies avec nos voisins », résume-t-il. Point de nostalgie. « Nos bâtiments étaient vieillots, pas aux standards… A Claude-Bernard, j’ai failli m’électrocuter dans mon bureau ! La rénovation aurait été chère et posait d’autres problèmes. »

Page blanche

Pas de quoi convaincre Manon Kister, étudiante. « Ça fait un peu mal de se dire qu’une école d’agro a été construite sur des terres agricoles, qui sont par ailleurs parmi les plus fertiles de la région… Au lieu de rénover des bâtiments, on participe à une gigantesque opération immobilière, à l’artificialisation de terres, à des déplacements massifs… », commente-t-elle. Etre à proximité d’écoles et de laboratoires de recherche de grands groupes ? « Ça ne me fait pas grand-chose »,répond-elle. Comme Mathilde Malagié, elle pense sans doute, après son diplôme, « bifurquer » vers la production agricole. En avril 2022, elles ont été marquées par le discours de huit étudiants d’AgroParisTech appelant, lors de la remise des diplômes, à « déserter » les groupes industriels et critiquant la formation qu’ils ont reçue.

Pour les étudiants qui débarquent sur le plateau en cette rentrée, la vie associative est à réécrire. Certains sont inquiets, comme Hugo Habert, en troisième année. « Dans ces nouveaux locaux, nous avons beaucoup plus de contraintes, d’autant que l’école n’est pas propriétaire » – elle le sera dans vingt-neuf ans, dans le cadre d’un « partenariat public-public » qui a délégué la construction et la maintenance à une filiale. « Cela ajoute un intermédiaire, et les consignes sont extrêmement strictes », dit-il. Aussi, la salle qui leur est attribuée pour les soirées ne leur semble pas assez grande. « 150 mètres carrés, c’est très petit », poursuit-il. D’autant qu’à Saclay, le soir, l’animation se concentre essentiellement dans les « foyers » des écoles.

« Personne n’a envie d’habiter ici »

D’autres étudiants se demandent comment l’Agro, composée à 62 % de femmes, va s’insérer dans un tissu d’écoles très masculines, comme Polytechnique (83 % d’hommes) ou Télécom (80 %). « Clairement, pour les étudiants du plateau, on incarne l’arrivée d’un vivier de filles », reconnaît Morgane Marcille, étudiante. Une pente glissante, d’autant qu’AgroParisTech n’est pas épargnée par les violences sexuelles et sexistes. Dans une enquête interne menée en 2021, à laquelle 970 étudiants ont répondu, dix-sept d’entre eux déclaraient avoir été victimes d’un ou de plusieurs viols au cours de leur scolarité. Ces chiffres alarmants ont conduit l’école et les associations à renforcer leurs dispositifs de prévention et d’accompagnement des victimes.

En cette fin de journée de semaine de rentrée, sur le plateau de Saclay, les bus qui filent vers la gare RER de Massy-Palaiseau sont bondés. « Même si des logements sont en train d’être construits, personne n’a envie d’habiter ici », commente Stéphane Safin, un enseignant-chercheur de Télécom Paris, qui a réalisé une étude avec des étudiants sur les usagers du plateau. « Ceux qui fréquentent ce lieu font tous la même observation : Saclay, c’est du béton, du béton… En réalité, il y a une forêt proche. Mais elle n’est pas visible, et le site est peu adapté à la marche. »

Depuis deux ans qu’il est ici, Stéphane Safin apprécie surtout ses conditions de travail dans un bâtiment spacieux, mais à l’intérieur duquel – ironie du sort pour une école de télécoms – les téléphones ne captent pas de réseau, en raison de l’épaisseur des fenêtres. S’il regrette « les petits restos pas chers et les terrasses » de la Butte-aux-Cailles, il reconnaît que ce « quartier-bulle » s’améliore chaque année. « Saclay, c’est le lieu parfait pour l’éducation, pour la recherche… et pour la reproduction des élites », dit-il en souriant. Pour le reste… « ce sera mieux dans dix ans ».

Lire sur lemonde.fr