L’aubergine – 🍆- ou le coquillage – 🐚 – se sont diffusés dans la culture populaire, comme de nouvelles évidences iconiques à double sens.

En février 2018, le Consortium Unicode dévoilait la liste des 230 nouveaux emojis. Apparu aux côtés de la loutre ou du gilet de signalisation (orange, pas jaune), le pictogramme « main qui pince » a beaucoup fait réagir. « Hey @Unicode, ce n’est pas la taille qui compte », pouvait-on lire, par exemple, sur le compte Twitter du célèbre producteur de porno Marc Dorcel. Lorsqu’on les regarde avec un œil distancié, ces deux doigts qui se rapprochent l’un de l’autre font effectivement penser au geste un poil mesquin que l’on fait lorsqu’on veut signifier à quelqu’un qu’il a une petite zigounette.

Premier constat : ici comme ailleurs, même quand on parle d’autre chose, on parle toujours plus ou moins de sexe. Alors que les médias sociaux bannissent les discours visuels trop explicites (les emojis vulve, fesse ou pénis n’existent pas), cette inclination à la censure a servi d’adjuvant à l’émergence d’un langage clandestin, métaphorique, qui se porte presque aussi bien que le pénis d’Henri IV en son temps (le monarque aurait longtemps cru que c’était un os).

Pouvoir suggestif des fruits et légumes

Véhicules privilégiés de cette gaudriole visuelle toute en second degré, les emojis que l’on s’échange par smartphones permettent ainsi de célébrer de manière détournée les plaisirs de la chair en utilisant le pouvoir suggestif des fruits, des légumes, et autres spécialités culinaires. Au fil du temps, le pictogramme de l’aubergine 🍆 🍆🍆 est ainsi devenu le meilleur moyen de signifier à votre interlocuteur que vous êtes en train d’évoquer le pénis (ou bien de préparer une moussaka, tout dépend du contexte).

Petit à petit, ces représentations se sont diffusées dans la culture populaire, comme de nouvelles évidences iconiques. Sur Netflix, l’hilarante comédie Le Paquet, réalisée par Jake Szymanski, raconte l’histoire d’un ado qui, après avoir bu un peu trop de bière, se tranche le sexe par accident en manipulant son couteau papillon. En introduction à ce morceau de bravoure, une scène programmatique nous montre une aubergine 🍆 en train de se faire couper en deux par une mère de famille, télescopage improbable entre le complexe de castration et l’injonction sanitaire à ingurgiter « cinq fruits et légumes par jour ».

Obsession masculine pour la taille

Alors que la société Eggplant Mail propose désormais d’envoyer des messages gravés sur de véritables aubergines (eggplant en anglais) « pour se réconcilier, se séparer, célébrer la vie » (pas plus de seize mots), le magazine L’Express illustrait il y a quelques mois un article intitulé « La malédiction du gros pénis » par une nature morte composée de ce met peu calorique. Au travers de cette analogie semble en effet perdurer souterrainement l’obsession masculine de la taille. Car, au lieu de l’aubergine, on aurait pu choisir un légume plus filiforme, plus petit, voire une banane un peu molle. Mais non, on a opté pour la pyrotechnie. Associé à d’autres émojis, ce 🍆 légume 🍆 violacé 🍆 (de plus en plus concurrencé par le hot-dog moutarde) permet de raconter des trucs supersalaces, avec l’air de ne pas y toucher : ainsi, aubergine + langue 🍆👅 = fellation. Ajoutez à cela l’emoji explosion 💥💥💥, et vous obtiendrez un orgasme.

Sur le site de rencontres homosexuelles Grindr, dégainer son 🍆 aubergine permet par ailleurs de faire savoir que vous êtes actif, là où afficher une 🍑 pêche représentant des fesses vous classe signalétiquement dans le camp des passifs. Au rayon prophylaxie, dans l’attente d’un émoji préservatif, c’est le ☔ parapluie avec gouttes d’eau, associé à notre 🍆🍆 légume 🍆🍆 star, qui est utilisé aujourd’hui pour évoquer le safe sexe ☔☔☔. Jugé trop phallique à force de se retrouver dans les discussions les plus débridées, l’émoji aubergine a même été censuré par Instagram en 2015, suscitant l’apparition du hashtag protestataire #freetheeggplant. Du côté des femmes, les détournements sont plus variés : si ce sont les 🍒 cerises qui représentent la poitrine, la 🌷 tulipe, le 🍯 pot de miel, le 🐱 petit chat, le 🐚 coquillage, le ✌🏿 V de la victoire ou encore le taco permettent d’évoquer, et avec quelle poésie, l’organe sexuel féminin.

Transcendance potagère

Transnational et en forte croissance, le langage émoji, également dénommé pic speech, permet d’aborder sur un mode fun des sujets tabous, parfois difficiles à mettre sur le tapis avec des mots. Bref, une façon de tâter le terrain subtilement, sans passer pour un satire. Le 🍩 donut (« beignet ») associé au 👊 poing fermé est ainsi un bon moyen de communiquer, en toute discrétion, sa passion pour le fist fucking en évitant de choquer les non-adeptes. En plus de faire monter la température ambiante en contournant le politiquement correct (🔥🔥🔥émoji flammes), l’ambiguïté constitutive de ce code visuel aura finalement permis de décloisonner en creux le discours sur le féminin et le masculin, plaçant les débats dans un ailleurs où s’est fait jour la possibilité d’être à la fois dans l’évocation de l’organe sans y être vraiment, en une sorte de transcendance potagère des assignations de genres.

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