Une très belle enquête sur la notion de « problème » donne à réfléchir tant sur l’histoire de la philosophie que sur nos usages des notions philosophiques.
De nombreux ouvrages philosophiques relèvent de lecteurs et lectrices dits « de niche », parce que l’optique implique une spécialisation ou parce que le style de l’auteur renvoie à des lecteurs habitués. Mais il existe aussi des ouvrages spécialisés qui restent de lecture assez souple et qui permettent de ce fait à des lecteurs non spécialisés de dégager des éléments de réflexions centraux pour eux-mêmes ou en regard de leur époque. Tel est le cas de cet ouvrage. L’auteur est philosophe, universitaire. Il n’en est pas à son premier ouvrage puisqu’il a déjà travaillé sur Baruch Spinoza, en puisant chez cet auteur classique une certaine idée de la philosophie.
L’objet de cet ouvrage est donc la notion de « problème ». Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’étude d’une telle notion n’est ni indifférente, ni inactuelle, ni inessentielle. L’auteur le pointe rapidement, du moins dans une note de l’Introduction : « Il n’y a rien de plus irritant […] que de voir presque partout le substantif “problématique” vouloir dire tout et n’importe quoi et remplacer celui de “problème” », et il ajoute avec humour « comme si j’avais une problématique lorsque ma clef se casse dans la serrure, ou comme si le choix entre deux lessives était devenu la problématique de la ménagère ! »
Ainsi vont effectivement les discours des médias les plus suivis, et depuis peu, les uns et les autres. Il suffit d’écouter autour de soi pour se rendre à cet humour. Non seulement « problématique » passe pour un vocabulaire commun, tout le monde prétendant découvrir des problématiques dans une situation quotidienne, mais encore parce que la notion de problème est passée en usage flottant. Parlerons-nous d’un simple abus de langage ? C’est sans doute insuffisant. Il faudrait se demander ce qui est engagé dans cet usage et ce que l’opinion recherche à travers lui.
De la problématique au problème
Devant ce qui s’avère finalement une véritable difficulté, on comprend qu’un philosophe s’empare de ces vocables afin d’essayer d’en éclairer un peu les usages et les fonctions philosophiques. D’autant que la notion de « problème » est tout de même centrale en philosophie depuis les Grecs.
Mais avant d’en venir à ce point, une autre remarque. La notion de « problème » est désormais aussi suspecte que celle de « problématique ». « J’ai un problème », dit-on, pour parler aussi bien du moment où l’on a faim, du chômage, de la pollution ou de sa relation avec son voisin ! À chaque fois, au même titre ? Ce n’est guère possible. Mais cela donne à l’auteur un autre motif d’entamer une recherche argumentée autour de cette notion, que cela permette en dernier ressort de justifier la philosophie n’en est que le complément. Bien sûr, la philosophie ne saurait avoir le monopole des problèmes. Pour autant elle a quelques titres à s’en préoccuper.
Il suffit de parcourir rapidement une histoire de la philosophe pour percevoir ce que la notion lui doit. La philosophie est vouée à poser des problèmes. Et de ce fait, il faut bien distinguer les problèmes ordinaires (matériels ou pratiques), les problèmes scientifiques et les problèmes philosophiques. Une relecture des textes de Platon et de l’attitude de Socrate permet de concevoir cela. Mais nous n’insistons pas ici sur les études spécifiques de la notion de problème conduites par l’auteur.
Se trouver devant un mystère, une énigme
Faut-il donc que l’humanité ne puisse vivre une existence sereine et plate pour qu’elle ait tant de « problèmes » ? Les relations de l’humain à lui-même, aux autres et au monde sont-elles sans cesse perturbées pour qu’on se pose des questions ? En un mot, se heurter à des difficultés, n’est-ce pas le moment même où il convient de s’interroger, formuler des questions et construire des problèmes ? Toute vie humaine n’est-elle pas résolution de problèmes comme le suggère Karl Popper ? Et corrélativement, la résolution des problèmes ne permet-elle pas de revenir à une certaine sérénité ?
Il convient de prendre tout cela en mains, et c’est ce que fait l’auteur, qu’on suive sa logique ou ses références. À quoi s’ajoute qu’après avoir cerné la notion de « problème », il faut encore discerner, nous l’avons écrit, la spécificité des problèmes philosophiques dans la masse des problèmes, et se demander si entre ces différents problèmes, il y continuité ou rupture.
L’auteur insiste donc : c’est en les distinguant de ce avec quoi on les assimile couramment qu’il devient possible de reconnaître les problèmes dont nous voulons parler. Notamment, il convient de distinguer le problème du mystère et de l’énigme. Il existe des choses difficiles à comprendre, soit parce que la réflexion n’est pas prête à s’y livrer, soit parce que la chose est complexe. La sagacité humaine est mise à l’épreuve constamment, des obstacles surgissent en permanence devant la saisie du monde ou des relations. Mais justement, si on interprète immédiatement cette complexité en termes de « mystère », on ne risque pas de pouvoir élaborer un problème. Le mystère renvoie sans doute à des « clefs », comme l’énigme a pour profil majeur Œdipe devant le Sphinx. De cet épisode, on tire en effet l’idée selon laquelle le sens des choses est caché (ou l’objet d’une révélation), ou celle selon laquelle l’interprétation et l’interprète doivent passer au-delà de termes obscurs. Rappelons que « énigme », de ainigma, signifie « parole obscure », cachée par un voile (à déchirer) parce qu’incompréhensible à la raison humaine. Comme on le verra, l’idée même de problème ne s’établit pas du tout sur le ou du « caché » ou la recherche de « clefs ».
Construire un problème
Un problème, en effet, ne se donne pas, ne se livre pas, ne renvoie pas à un interprète. La difficulté d’un problème n’est pas de l’ordre du voile. Il n’implique pas un mystère s’il se déclare devant un obstacle, suscitant la dialectique du connu et de l’inconnu (qui n’est pas inconnaissable). Un problème suppose nécessairement une part de savoir. Un problème renvoie à ce qui fait question tout en admettant du hors question, des éléments qui constituent le cadre dans lequel le problème doit être élaboré. Karl Popper encore : « tout problème surgit par la découverte que quelque chose dans notre savoir supposé n’est pas tout à fait en ordre ». Les réponses produites sur la base d’un problème peuvent être difficiles à trouver, incertaines, mais elles ne sont pas conditionnées par du mystérieux.
L’auteur poursuit à partir de ce propos la compréhension de la notion de « problème », en s’appuyant sur l’histoire de la philosophie. C’est Socrate et Platon qui viennent en avant, ils précèdent Aristote, etc. Mais nous ne suivons pas ce chemin, les lecteurs et lectrices s’y aventureront au gré de leurs soucis ou de leur volonté de savoir.
Ce qui est plus intéressant pour ce compte rendu est de relever encore trois choses.
D’une part, l’effet de la construction d’un problème : il est de transformer souvent un mystère en une représentation rationnelle. Tel est le cas de René Descartes qui, en formulant le principe d’inertie, impose l’idée d’un espace homogène géométrique, régi par des lois mathématiques constantes, construit une représentation toute mécanique de la transmission du mouvement. De ce fait les « mystères » antérieurs de la nature deviennent des problèmes scientifiques à résoudre, et la nature prend la figure d’une machine organisée selon des lois nécessaires. La nature, encore une fois, perdant tout mystère n’est plus le fruit de forces occultes ou d’intentions divines cachées.
D’autre part, l’élaboration de questions et de problèmes implique un esprit d’enquête. L’enquête est d’ailleurs déjà une amorce d’une démarche à entreprendre. Quintilien le souligne en énonçant les points à traiter lors d’une enquête : qui, quoi, le lieu, les moyens, les motifs ou les causes, la manière et le temps. Ces passages de l’ouvrage sont essentiels à la compréhension de la notion de « problème ».
Enfin, l’existence d’un obstacle à la connaissance. Et l’auteur d’approfondir cette notion d’obstacle, qui elle aussi se trouve souvent banalisée. « Obstacle » a pour étymologie des racines grecques qui désignent ce qui est « jeté devant », ce qui « constitue une résistance ». D’ailleurs, remarque encore l’auteur, nous disons avoir un problème ou nous trouver face à un problème lorsque quelque chose nous résiste. Encore cette association de la notion d’obstacle et de celle de problème donne-t-elle lieu à un bel exercice de vocabulaire, puisque par ce biais on peut relier le problème au registre de la pierre, celle qui fait obstacle au cheminement. Le problêma, en Grec, signifiait en effet la pierre ou le rocher que l’on jetait en travers de la route pour stopper les voyageurs que l’on voulait dévaliser. Voilà qui rapproche le problème du « scandale », cette autre pierre d’achoppement sur laquelle on trébuche, voire du « scrupule », cette autre pierre encore, pointue, dans la chaussure, qui gêne, irrite ou embarrasse la marche.
Alors, si le problème se construit par ces biais, c’est bien parce que l’humanité se trouve dans son existence devant des obstacles à surmonter, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique. Un problème est donc ce qui empêche momentanément d’avancer par la résistance qu’il présente, mais ce qui est surmontable, si on y met le prix (la recherche).
On en tire donc l’idée selon laquelle un problème désigne ce qui est proposé en vue d’une démonstration. Il est un préalable et doit être formulé avec rigueur. Il indique alors ce que la démonstration doit établir. Il se construit sur le fondement d’une question qui suscite l’embarras, et par conséquent une demande.
En un mot, ces premiers éléments mis en place, il est possible de suivre cet ouvrage de deux manières. Une très technique, qui consiste à suivre point par point les démarches de l’auteur au travers de l’histoire de la philosophie, et des auteurs choisis (Aristote, évidemment, les classiques (Descartes, Kant…), puis les philosophes du XXe siècle (Popper, déjà cité, mais aussi Bachelard, Bouveresse, Meyer, Russel, etc.). Cette lecture est précise et productive en ce qu’elle organise un parcours (presque) complet autour de la notion de « problème ». Une autre voie consiste à s’inquiéter surtout des notions développées et de l’usage qu’on en peut faire à l’encontre d’une opinion assez favorable à laisser croire qu’un problème trouve sa solution immédiatement parce qu’en fin de compte on préfère les fausses questions (celles qui se contentent d’un point d’interrogation formel en fin de phrase) au lent travail de la pensée dans les élaborations qu’elle peut construire à propos de l’humain ou du monde.
C’est surtout cette deuxième voie que nous avons suivie ici, mais qui, encore une fois, n’exclut pas du tout l’autre. Elle alimente toutefois mieux un compte rendu de cet ouvrage.
Philippe Danino, Philosophie du problème, Paris, Éditions CNRS, 2021, 300 p.