Isabelle Morin présente l’ouvrage de Christian Fierens « Le principe de jouissance ».

Voilà un livre avec des thèses fortes, et précises. Christian Fierens part du constat que le concept de jouissance est équivoque, méconnu, voire contradictoire pour de nombreux psychanalystes qui en restent à ce qui serait un excès de plaisir. Le concept de jouissance mérite plus d’attention, ce à quoi va s’employer l’auteur. Et pour s’appuyer sur quelques balises, il relit Kant pour montrer que la loi morale kantienne est celle de l’inconscient et qu’il n’y a pas de liberté sans loi morale. Puis il articule sa lecture de Kant à l’éthique de Lacan, où la jouissance prend ses marques dans la Chose (das Ding), pour terminer par la lecture de « Kant avec Sade », qui éclaire la structure du fantasme. Avec la jouissance, l’auteur nous introduit finalement à des questions toujours cruciales, celles de la pratique de la psychanalyse et donc de la visée de la fin de l’analyse.

C. Fierens propose d’emblée un troisième principe : le principe de jouissance, au regard du principe de réalité et du principe de plaisir, nommés aussi principe technique et principe pragmatique en référence aux principes qui selon Kant gouvernent l’action humaine. Il s’agit d’entendre que la jouissance est bien plus qu’un fonctionnement, puisqu’il s’agit d’un principe de fonctionnement, car il concerne, non un donné acquis, « ce qui est », mais « ce qui doit être ».

Quelques rappels et leurs conséquences : le statut de l’inconscient est éthique, il implique donc la jouissance, ou alors – inversons la proposition –, parce qu’il implique la jouissance, il est éthique. Ce que l’on nomme inconscient est le principe de jouissance, il fonctionne selon le principe de jouissance. Il est créateur d’une autre forme, dans le mouvement de cette jouissance, et ouvre à une nouvelle loi.

Quelques balises simples : 1. Le plaisir est lié à la satisfaction d’un besoin apporté par un objet, tandis que la jouissance est liée au langage et au manque d’objet ; 2. En conséquence, il y a deux orientations pour la jouissance, celle au-delà du plaisir qui peut être traitée, jouissance en excès, et celle qui est au lieu du « non-Être », voire concerne le desêtre du sujet, jouissance en défaut.

Pour nous y retrouver dans la jouissance, l’auteur propose, comme Kant a pu le faire dans la Critique de la raison pratique, de partir du fonctionnement et des principes pour y voir surgir les concepts enracinés dans l’expérience éthique. L’inconscient ne fonctionne pas selon un principe technique (principe de réalité), qui, lui, pense, calcule et juge. « L’inconscient ne pense pas, ne calcule pas, ne juge pas » ; cet énoncé qui traverse le livre nous rappelle sans cesse que l’inconscient est acéphale et qu’il se borne à donner une autre forme. Cette autre forme est possible dans l’effet créateur du langage : métaphore, métonymie, condensation et déplacement. Cependant, cette autre forme ne fonctionne pas au hasard, ou à l’aveuglette. Elle est créée selon le principe de jouissance, ce que toute analyse vérifie sans difficulté, que ce soit le symptôme ou dans le fantasme, ou toutes autres formations de l’inconscient.

Freud considérait qu’au-delà du principe de plaisir régnait la pulsion de mort. L’auteur affine cette thèse en précisant que la pulsion de mort ne vise pas la mort de l’individu, mais « la mort du monopole du principe de plaisir, au profit d’un autre fonctionnement psychique, d’une autre forme qu’on nomme jouissance ». Ce nouveau point de vue a l’intérêt de souligner que la pulsion de mort est une force vivante qui cherche autre chose que le plaisir, l’accomplissement des désirs ou le bonheur. C’est bien à partir de cet angle neuf que la jouissance peut être envisagée. Car, précise l’auteur, « il a fallu vingt ans à Freud pour comprendre que le travail de l’inconscient échappait au principe de plaisir et quelques années de plus à Lacan pour comprendre que le travail de l’inconscient obéissait au principe de jouissance ».

La relecture de la loi morale kantienne à travers la Métaphysique des mœurs (1785) suivie de la Critique de la raison pratique (1788), trouve sa vérité dans le principe de jouissance, permettant de déduire que la loi morale et la culpabilité fondamentale sont celles de l’inconscient. Pour notre auteur, Kant et Sade ouvrent un combat inhérent à l’inconscient et à la jouissance, même s’ils n’ont pu se référer à l’inconscient ou au refoulement. Lacan a mal lu Kant, « en moraliste ordinaire », à la fois la loi morale, mais aussi les deux apologues, car le problème de la raison pratique ne se réduit aucunement à un sujet confronté aux choix possibles entre deux actions, ni au recours à une loi universelle donnée. Pour Kant, la loi morale est un principe premier indépendant de toute transcendance, et de tout constat clinique. « La loi morale et la culpabilité fondamentale sont premières si elles valent comme principe qui dirige les choses plutôt que d’en être les conséquences. » La loi morale et la culpabilité ne trouvent leur existence « qu’à partir d’un trou dans le savoir ». Aucun grand Autre ne peut nous dire ce que nous avons à faire, aucune loi du monde ne détermine la loi morale, et il n’y a pas non plus de sujet préalable à la loi morale, il y a une foncière autonomie de la loi.

Kant cherche la loi morale à partir de la pure pratique de la raison et l’éthique s’appuie sur cette raison pratique. Mais où trouver la pureté de la loi morale puisque l’humain passe son temps à la détourner et à la corrompre ? On saisit mieux l’affaire si on garde en tête que la loi morale est « en soi » et non dépendante d’un sujet, d’un monde ou d’un Dieu. Pour Kant, « il faut que ce soit pour la Loi morale que la chose se fasse ». En somme, Kant met en place « la primauté d’un principe qui ne dépend aucunement de ce qui serait donné ». En conséquence, pour notre auteur, la loi morale s’impose comme loi de l’inconscient et ce n’est qu’à partir d’elle, comme principe, « que peuvent apparaître le grand Autre (et son inexistence), le monde (et son organisation phallique) et le sujet (sa division et son desêtre) ». C. Fierens relit et analyse à nouveaux frais le conflit des principes et du devoir, la volonté de bien faire et la loi morale, le respect de la loi par principe, autant de questions dont la lecture désamorce la simplification souvent faite par les lecteurs du surmoi freudien. Si la loi universelle n’est pas donnée, elle doit aboutir à une maxime, ce à quoi s’emploie Kant. « La loi morale, un point de focalisation exclusif de toute autre motivation, vaut comme un lieu vide qui rend possibles le mouvement et la surdétermination », et elle implique la liberté. En somme, ce n’est pas la rigueur d’une loi qui nous ligoterait, mais cette dernière serait plutôt une possibilité de création et de désaliénation. L’autonomie de la loi morale est le garant de cette liberté nouvelle.

Si l’auteur convoque la Chose dans l’éthique, c’est pour centrer la jouissance au regard de la loi en rappelant que « la Chose n’est pas la loi et la sublimation n’est pas l’éthique », de même que la Chose n’est ni le bien ni le mal. Lacan va donc développer une éthique de la Chose qui sera une éthique du réel.

Poursuivons à partir de la lecture de « Kant avec Sade ». La mauvaise lecture de Kant a mené des penseurs (Adorno et Horkheimer) à considérer que le formalisme kantien avait conduit au nazisme, par l’intermédiaire de Sade. Si Lacan lui-même a lu la Critique de la raison pratique du côté d’un pur formalisme et d’une pente vers le bien, ce que réfute pourtant d’emblée Kant, cette mécompréhension se corrige avec la lecture de Sade. La véritable subversion n’est ni du côté du mal ni du côté du bien, elle est « du côté de la radicalité de la raison pratique et de la Chose. »

En deçà de cette mécompréhension de Kant, Lacan retient que pour Kant « l’objet se dérobe ». Il ne resterait alors que le cadre vide, « l’intuition vide sans objet », troisième forme dans la table du rien de Kant, ou encore la condition formelle de l’objet (scopique chez Lacan), ni quelque chose, ni rien, creuset par lequel Lacan va introduire l’objet a, non sans faire sa place à « l’objet vide sans concept » (nihil negativum chez Kant) ou à la forme vocale de l’objet a qu’il prélève dans La philosophie dans le boudoir. La voix prend la place de l’être qui commande de jouir, mais Lacan considère que Kant n’aurait rien voulu « reconnaître de cette voix », qui est le lieu de l’énonciation, pour en rester à « la loi pour la loi ».

La dualité concernant la capacité à désirer prélevée chez Kant, « faculté de désirer inférieure et faculté de désirer supérieure », correspond chez Lacan à « la refente du sujet qui s’opère de toute intervention du signifiant ». L’inconscient s’empare du corps des signifiants pour sa jouissance. La clinique nous permet de vérifier que le parlêtre est pris dans un double impératif, le premier rejette le champ du pathologique (l’objet phénoménal) tandis que le second ouvre la voie du désir et de la création, tout en rejetant le premier. D’où le « brisement de certaines vies », entre culpabilité qui rejette toute forme sensible du désir et « la forme du désir pur qui rejette le désir impur ».

Le droit de jouir implique une contrainte pour celui qui est sollicité par l’Autre, or cet Autre est l’inconscient lui-même. Une analyse doit mener à ce point de rencontre. En somme, « il faut tuer, rejeter “le pathologique”, le sensible, le phénoménal, pour ouvrir à une nouvelle forme », sans savoir encore par quelle voie passer pour mobiliser le rien radical. La loi morale, la loi de la jouissance venue de l’inconscient et de son énonciation, crée secondairement « un nouveau sujet », celui dont Freud avance qu’il est produit par l’activité de la pulsion. La faculté de désirer supérieure se situe au niveau de la loi morale. En somme, la loi morale, c’est le désir avec le refoulement.

L’auteur tire les conséquences de la structure quadripartite du fantasme et de la fonction de l’objet a, dont la voix du tourmenteur tient lieu. L’objet a fixe, nous le savons, la relation du sujet au signifiant, il faut un pas de plus pour sortir du tout symbolique et atteindre le réel. Et en partant de ce réel de la voix, de ce rien qu’est la voix, une autre forme peut être créée. La fixité du fantasme chez Sade empêche tout retournement, « la victime reste la victime et le tourmenteur reste le tourmenteur ». Pas de traversée du fantasme possible ; il aurait dû apercevoir ce qui se manigance dans le fantasme, à savoir que ce qui se crée dans le mouvement s’opère sur la boucle de la pulsion. Il n’aperçoit pas que le désir est noué à la loi, car il s’emploie à pervertir la loi. Il ne peut pas donner une nouvelle forme, d’où l’effet ennuyeux de Sade.

Pour avancer vers la finalité d’une analyse, l’analysant, en se mettant « en règle avec ses désirs », emprunte nécessairement la voie de l’objet a. Le combat entre le refoulement et le désir prend ici sa force. Là où Kant avait exclu tous les objets ordinaires, Lacan introduit un nouvel objet, cause du désir, l’objet a, sous ses quatre formes, dont la quatrième, la voix, correspond au nihil negativum de Kant, au rien radical. La pratique de la loi morale, conclut C. Fierens, implique la pratique de la psychanalyse. La psychanalyse part du désir pour atteindre la vérité du sujet, qui dépend de ce qui se déroule dans l’Autre et implique la jouissance prise dans les rets du fantasme. En saisissant la véritable portée de la voix, de ce rien radical, il faut passer par le principe de jouissance, qui ne trouve aucune ligne directrice, sinon la liberté de créer selon ce rien, pour pouvoir se donner une autre vie.

Sans plus complexifier un débat difficile, mais riche en conséquences, affirmons que le lecteur doit lire ce livre d’une part pour en mesurer la logique et les nuances, et d’autre part pour vérifier la façon dont il éclaire le travail de l’inconscient au regard du principe de jouissance. C. Fierens montre que les formations de l’inconscient se font dans les rails de l’objet a et que, si l’inconscient est créateur, comme dans le rêve, cette autre forme est la véritable liberté pour le parlêtre.

Christian Fierens, Le principe de jouissance, EME Éditions, 2020.

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