Le « quiet firing » de l’employeur comme une réponse au « quiet quitting » (supposé) de l’employé, ou comment rendre acceptable, voire légitimer les pratiques de harcèlement au travail.

Désignant une réaction caricaturale des employeurs au désengagement au travail, le « quiet firing » désigne le fait de pousser un salarié à démissionner en lui rendant la vie infernale.

« Sauf erreur de ma part, j’étais sûr de t’avoir invité à cette réunion. Dommage que tu n’aies pas été là, tu étais le seul absent… » ; « Si, si, je te jure que c’est important d’avoir quelqu’un au bureau la nuit du Nouvel An, on ne sait jamais en cas de cyberattaque » ; « Tu verras, c’est très gratifiant de faire ce que l’on donne normalement aux stagiaires, c’est toujours très vivifiant, il y a un effet “start from the bottom” [commencer au bas de l’échelle]. »

Bienvenue au pays passif-agressif du « quiet firing » ou licenciement silencieux. Pour l’employeur machiavélique (qui est rare, mais existe), il s’agit de pousser un ou plusieurs salariés à démissionner sans avoir à le ou les licencier. En effet, il serait dommage de payer des indemnités de licenciement ou de rupture conventionnelle.

L’expression fait directement écho au « quiet quitting » (démission silencieuse), qui désigne la volonté d’une partie des salariés, notamment depuis la pandémie, de ne faire que ce pour quoi ils sont payés. Décidément, le monde du travail n’a jamais fait autant de bruit, mais ses concepts désignent des phénomènes qui émergent à bas bruit.

Carte « humiliation »

Comme son grand frère, cette version XXIe siècle de la « mise au placard » provient de TikTok, et d’une vidéo de l’influenceur américain DeAndre Brown. Ce dernier décrit le cas où un salarié est bel et bien engagé dans son emploi, fait tout ce qu’il faut avec excellence, mais est ignoré lorsqu’il demande une promotion ou une augmentation. Il y voit une incitation à partir, même si la conclusion est optimiste : « Tu ne paies pas mon travail ? Quelqu’un le fera… »

Si lors d’une démission silencieuse, le salarié ne démissionne pas vraiment, ici le licenciement ne dit pas non plus son nom, puisque l’employeur ne fait qu’émettre des signaux faibles. D’une certaine façon, ce n’est plus le salarié qui le quitte tout doucement, c’est lui qui quitte le salarié, en lui faisant comprendre qu’il n’a plus sa place. C’est l’entreprise qui choisit de divorcer, mais elle veut garder l’appartement, les meubles, la garde des enfants et les plantes vertes.

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La clé est une dégradation volontaire des conditions de travail qui ne se limite pas à un refus de congés ou d’augmentation. Maître de la relation de subordination qui auréole chaque contrat de travail, l’employeur est plus ou moins libre de confier du jour au lendemain des tâches subalternes à sa cible, bien en dessous de son niveau de qualification, et même de l’annoncer devant l’ensemble de l’équipe pour y ajouter la carte « humiliation », au risque d’être condamné pour harcèlement moral. Une mise au placard, en somme. Mais subtile. Au ralenti. Silencieuse.

Juridiquement répréhensible

A l’exact inverse, il pourra imposer des cadences infernales sans aucune rétribution complémentaire. Ce harcèlement moral n’est pas sans rappeler l’affaire des suicides qui, en 2008, a durablement marqué France Télécom : dans l’optique de l’ouverture à la concurrence, il s’agissait de pousser vers la sortie les fonctionnaires indéboulonnables et « invirables ».

Cette réaction prêtée à l’employeur peut générer un cercle vicieux. Si l’on me pousse à démissionner, pourquoi le ferais-je, puisque cela satisferait celui qui me harcèle ? La réponse au « quiet firing » peut être le « quiet quitting », et inversement. On ne sait même plus qui a commencé, d’ailleurs. En empruntant cette pente très personnelle, plus personne ne travaillera.

Il faut garder à l’esprit que cette pratique joue avec le feu et peut s’avérer juridiquement répréhensible : si le salarié peut le prouver, il s’agit bien de harcèlement moral. Après le « quiet placarding » vient le « quiet prud’homing ».

Jules Thomas

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