Deux ans après leur création, ces contrats de recherche s’installent à pas menus dans les universités et les organismes de recherche, sans apaiser les craintes.
« Soutien à tous les déçus de la campagne de recrutement des maîtres de conférences [MCF]. » « C’est ma première campagne MCF et c’est déprimant. Je n’ai aucune audition. » « Je pense avoir plus de chances au casting de la Star Academy qu’à la campagne MCF. » Comme chaque année, en ce début du mois de mai, les réseaux sociaux bruissent de la déception des nombreux jeunes chercheurs qui se cassent les dents sur le concours de recrutement.
Mais cette année, leurs coups de gueule face à la pénurie de postes à l’université croisent des annonces qui suscitent leur intérêt autant qu’elles leur font parfois grincer des dents : « L’université recrute sur trois chaires de professeur junior », « Une opportunité unique : chaire de professeur·e junior en éthologie (…), un environnement scientifique exceptionnel, une ville ensoleillée, the job you want ! »
Les candidatures pour la seconde vague de recrutement des nouvelles chaires de professeur junior (CPJ), créées par la loi de programmation pluriannuelle de la recherche de 2020, sont en effet lancées depuis peu. Le système, qui s’inspire des tenure tracks répandues aux Etats-Unis, permet aux titulaires d’un doctorat d’accéder directement à un poste de professeur des universités ou directeur de recherche, sans passer par la case « maître de conférences » – et le concours de recrutement qui va avec –, après trois à six ans de contrat de recherche avec des objectifs à atteindre.
Cent trente-cinq CPJ sont ouvertes cette année, dans la foulée des 92 annoncées fin 2021. Un démarrage relativement lent au regard de l’objectif de 300 chaires par an initialement fixé, et des 1 500 à 2000 maîtres de conférences et professeurs des universités recrutés annuellement. Mais il faut dire que deux ans après leur création, et alors même que le processus de sélection et de recrutement de la première vague n’est pas terminé, les débats sur cette nouvelle voie d’accès sont encore vifs au sein de la communauté universitaire. « Le sujet fâche. Ne citez pas mon nom s’il vous plaît, je vais me faire étriper par certains collègues », dit en souriant le directeur d’une grosse unité de recherche en droit, qui n’a pas osé demander de CPJ, mais qui estime à voix basse que ces contrats, adossés à une dotation élevée pour mener les recherches (200 000 euros en moyenne sur trois ans), peuvent constituer un « coup d’accélérateur énorme » pour un laboratoire. Cependant, ils viennent remettre en question « la symbolique du recrutement sur concours ».
« Pas d’argent magique »
Là est justement la crainte principale exprimée par une partie de la communauté universitaire : que cette voie parallèle ne devienne, à terme, la norme, alors qu’elle « contourne le statut de MCF » et constitue « un pas de plus vers la destruction du statut [de fonctionnaire] des enseignants-chercheurs », estimait ainsi, en février, le syndicat Snesup-FSU. Le ministère rappelle régulièrement que ce type de recrutement est plafonné (15 % des recrutements de professeurs des universités) et que ces postes de chaire ne remplacent pas mais « s’ajoutent » à ceux, entre autres, des maîtres de conférences, « en hausse de 19 % » pour la campagne 2022, plaide-t-il dans sa communication.
Certes, « mais il n’y a pas d’argent magique », déplore Christophe Prieur, professeur de sociologie à l’université Gustave-Eiffel. « Et celui qui est mis sur ces chaires ne l’est pas ailleurs, alors que les besoins sont énormes. » Depuis plus de dix ans, le nombre d’étudiants n’a cessé de croître. En face, celui des postes de MCF ouverts à candidature s’est contracté de moitié, avec un effet régulièrement documenté à la fois sur les conditions d’étude, la vie des laboratoires et celle des jeunes docteurs en mal de postes.
En janvier, Christophe Prieur avait refusé de participer à un comité de sélection pour une CPJ dans une autre université, estimant trop ambitieux les objectifs de recherche demandés aux impétrants pour être titularisés au bout de six ans (nombre minimal de publications dans des revues scientifiques, de participations à des conférences internationales, etc.) « Le doctorat puis l’enchaînement des postdocs demandent déjà des sacrifices importants aux jeunes chercheurs. Leur mettre ainsi une épée de Damoclès au-dessus de la tête ne me semble pas opportun », explique-t-il aujourd’hui. Cette crainte d’une forte pression sur les épaules de ces contractuels d’un nouveau genre, certes relativement bien lotis, revient régulièrement dans les débats, même si les établissements interrogés affirment tous que la titularisation est le « chemin naturel » après six années à faire ses preuves.
« Vives inquiétudes »
Comme ailleurs, à l’université de Paris-Saclay, l’intense travail de discussion depuis le début de la réforme n’a pas permis de lever tous les doutes. Début février, le conseil de la faculté de sciences (la plus importante) votait une motion exprimant ses « plus vives inquiétudes » sur le dispositif. La mise en place d’un groupe de travail chargé notamment de cadrer l’harmonisation des attendus dans les contrats de CPJ, ou d’évaluer les effets du dispositif au bout de deux ans, constitue autant un garde-fou qu’une mesure d’apaisement.
« Evidemment que seraient préférables des créations de poste en bonne et due forme, mais je n’en ai pas vu depuis que je suis à l’université… », commente Jane Lecomte, professeure d’écologie et vice-présidente de Paris-Saclay chargée du développement soutenable. Le laboratoire « Ecologie, systématique et évolution » qu’elle dirigeait jusqu’en mars a demandé et obtenu une CPJ axée sur la recherche des « impacts écologiques et économiques des invasions biologiques ». Selon elle, « le dispositif permet ainsi de recruter des chercheurs travaillant sur des sujets émergents ou interdisciplinaires », ce qui est plus difficile avec la procédure habituelle via les facultés et le Conseil national des universités, organisés par discipline.
Ce principe de réalité visant à allier opportunité financière face à la pénurie et stratégie en matière de recherche scientifique est ce qui a amené d’autres laboratoires à franchir le pas, malgré les craintes. « Dans les disciplines comme le droit, particulièrement sous-encadrées, nous sommes souvent contraints de recruter des chercheurs “tout-terrain” capables, aussi et surtout, d’assurer des heures d’enseignement », commente Christophe Fardet, directeur de l’Institut de recherches sur l’évolution de la nation et de l’Etat de l’université de Lorraine. « Ces postes de chaires nous donnent l’opportunité de recruter des forts potentiels sur des domaines scientifiques précis et ainsi de développer une vraie politique de recherche », ajoute-t-il, s’efforçant de croire que « ces postes continueront à être proposés “en plus” des autres à l’avenir ». « Je ne suis pas sûr que ces CPJ soient le Graal mais elles constituent des facteurs d’attractivité, notamment à l’étranger, pour aller à la chasse aux talents scientifiques plutôt qu’à la pêche », résume de son côté Pierre Mutzenhardt, le président de l’université de Lorraine. Preuve de cette attractivité internationale, selon lui : sur les sept profils en passe d’être recrutés pour les CPJ de 2021, seulement deux sont français.
Reste à savoir comment dans les universités et les organismes de recherche ces chercheurs, pas si « juniors » que cela finalement étant donné les critères de sélection, s’intégreront, dans quelques mois, dans les équipes de leurs nouveaux laboratoires, avec un statut à part : seulement soixante-quatre heures d’enseignement prévues, contre cent quatre-vingt-douze pour les MCF, des conditions de recherche parfois plus confortables que leurs collègues et, surtout, ce billet coupe-file leur permettant de devenir professeur des universités en seulement six ans, là où les MCF attendent parfois bien plus longtemps. Alors que certains interlocuteurs disent craindre des tensions, des jalousies et une mauvaise ambiance entre collègues, d’autres leur rappellent que les différences de statut sont déjà légion dans de nombreux départements : maître de conférences, professeur des universités, doctorant, postdoc, directeur de recherche, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, chercheur détaché, ingénieur de recherche… Il n’est pas certain que l’argument apaise les craintes.