Pendant la Préhistoire, les femmes aussi chassaient de grands mammifères, peignaient sur les parois des grottes et partaient en guerre.

C’est la préhistorienne Marylène Patou-Mathis qui l’affirme, preuves à l’appui et société patriarcale dans le viseur avec son livre L’homme préhistorique est aussi une femme.

Représentez-vous l’ère préhistorique, ses mammouths, ses grottes. De virils Cro-magnon en peaux de bête tiennent dans une main la pierre avec laquelle a jailli le feu et dans l’autre, la hache qui a repoussé les clans ennemis. Usés par leurs exploits et l’inarrêtable évolution de leurs ingénieux cerveaux, ils rentrent fatigués dans la grotte où les attendent leurs femmes. Elles ont cueilli quelques plantes dans la journée, ont préparé le gibier chassé par les hommes, et leur servent le repas. Puis les hommes s’adonnent à des activités diverses, comme peindre sur les parois de la grotte, car ils sont décidément très intelligents. Et puis les femmes s’occupent des enfants et… Attendez, ce ne serait pas une vision un peu vieillotte que vous avez là ?

« Non, les femmes préhistoriques ne consacraient pas tout leur temps à balayer la grotte et à garder les enfants en attendant que les hommes reviennent de la chasse », affirme Marylène Patou Mathis, préhistorienne et directrice de recherche au CNRS. Après Neandertal de A à Z (Allary Editions), elle publie dans la même maison d’édition L’homme préhistorique est aussi une femme, un essai qui raconte une (pré)histoire débarrassée des préjugés sexistes qui l’ont construite et qui s’appuie sur les nouvelles découvertes archéologiques. Une histoire qui dit aussi que le patriarcat ne date pas des origines du monde, et que depuis leurs cavernes les hommes et les femmes préhistoriques ont peut-être beaucoup à nous apprendre sur l’égalité des genres.

NEON, magazine d’époque : « L’homme préhistorique est aussi une femme », pourquoi cela ne tombe pas sous le sens ?

Marylène Patou-Mathis, préhistorienne : Je me suis aperçue au cours de mes années de recherche que la place des femmes dans les sociétés préhistoriques était méconnue, le sujet peu traité. Non seulement le vocabulaire évince totalement la question de leur rôle à cette période on parle de « l’Homme préhistorique », du « musée de l’Homme », de « l’évolution de l’Homme » plutôt que d’« humains »   ; mais dans l’imaginaire collectif, il y a des clichés hérités des premiers préhistoriens – tous des hommes – qui ne reposent sur aucune preuve archéologique. » Comme si l’évolution humaine s’était faite sans elles. Leur place durant la Préhistoire n’est certes pas complètement niée : on leur accorde une participation biologique à l’évolution car ce sont elles qui donnent naissance aux enfants. Mais sur le plan culturel, l’idée que l’homme est l’auteur de toutes les inventions majeures (outils, feu…) est dominante. De plus, les actions supposées masculines, comme la taille du silex, la chasse ou la peinture, ont été valorisées. La plupart des représentations dans les films ou dans les reconstitutions, hormis quelques exceptions, donnent par exemple une image exclusivement masculine des peintres de Lascaux. Or pourquoi seraient-ils uniquement des hommes ? Personne n’a pris une photo qui montre qu’eux seuls tenaient le pinceau en poils de blaireau.

Comment savoir alors si c’était les femmes qui le tenaient ?

Je ne dis pas que les femmes ont réalisé toutes les œuvres pariétales des grottes. Simplement, proposons d’autres hypothèses, ouvrons le champ des possibles : il n’y a pas de raisons, ni physiologiques ni intellectuelles, qui excluraient d’office les femmes de certaines activités. Un autre présupposé concerne la chasse et la cueillette. On a attribué à la femme préhistorique la cueillette et à l’homme la chasse et valorisé la chasse par rapport à la cueillette. Pourquoi ? Non seulement on présuppose que les femmes faisaient telles activités et pas telles autres, mais en plus, on a hiérarchisé les tâches supposées masculines en les rendant plus nobles que les féminines. En réalité, les plantes chez les peuples de chasseurs-cueilleurs sont considérées comme aussi importantes dans leur économie que la chasse, que ce soit pour se nourrir ou se soigner.

Quelles sont les preuves tangibles qui permettent aujourd’hui de redéfinir le rôle et le statut des femmes préhistoriques ?

Il y a aujourd’hui des avancées technologiques et de nouvelles méthodes d’investigations qui nous permettent de mieux faire parler les vestiges archéologiques que l’on découvre lors des fouilles. Par exemple, l’ADN que nous retrouvons dans les os des squelettes humains mis au jour nous permet d’identifier avec certitude le sexe des individus. Leur étude, la paléoanthropologie, a également fourni des informations précieuses sur la morphologie des individus, leurs maladies et leurs traumatismes liés à certaines  activités. On s’est aperçus par exemple, grâce à des études réalisées sur plus de 1000 squelettes, que les femmes préhistoriques d’Europe centrale étaient aussi robustes que les championnes actuelles de lancer de poids ou de javelot. Ce qui indique qu’au Néolithique, les femmes s’occupaient des tâches liées à l’agriculture,  tâches très physiques comme le broyage des grains à l’aide de lourdes meules.

Le partage des tâches apparaît plus complémentaire qu’on ne le pensait et elles devaient se répartir plus en fonction des aptitudes de chacun que du genre. Nous savons maintenant que les femmes pénétraient dans les grottes, dans le monde souterrain, car elles y ont  laissé les empreintes de leurs mains, ce qui semblait exclusivement réservé aux hommes. Nous avons aussi comme indices les oeuvres d’art de l’époque. Les représentations féminines sont très majoritaires, entre 80 à 90% des représentations humaines. Ce sont des silhouettes, des vulves peintes ou gravées sur les parois des grottes, mais aussi des statuettes, les fameuses Vénus préhistoriques. Elles sont figurées majoritairement nues, mais parfois sur certaines statuettes, de Sibérie par exemple, elles portent une sorte d’anorak. Là encore, pour beaucoup de chercheurs, ce sont les hommes qui ont peint ou sculpté le corps des femmes. Pourtant, nous pouvons très bien envisager que certaines de ces statuettes étaient confectionnées par des femmes, voire même pour des femmes, comme celles perforées, considérées peut-être comme des amulettes et portées lors des accouchements qui pouvaient être difficiles car il n’y avait pas de césarienne à l’époque !

Comparaison n’est pas raison mais c’est comme le « male gaze » dans le cinéma, le regard porté sur ces œuvres étaient jusqu’il y a peu de temps essentiellement masculin et dans les interprétations faites par la plupart des préhistoriens, les femmes ne sont que des modèles et non des créatrices.

L’histoire des guerrières est aussi révélatrice du biais sexiste incrusté dans les imaginaires. Je donne dans mon livre l’exemple d’une tombe Viking datant du Xème siècle qui renfermait un squelette inhumé avec des armes, deux chevaux et un plateau de jeu de stratégie. Découverte en 1880, elle servit jusque dans les années 2000 de référentiel pour identifier les chefs guerriers. Sans certitude, le bassin était mal conservé, le squelette avait été attribué à un homme. En 2017, l’analyse ADN a prouvé qu’il s’agissait d’une femme, une cheffe de guerre ! Malgré cette preuve incontestable, certains archéologues sont encore persuadés que les proches de cette femme l’ont habillée en guerrière sans que cela ne reflète son vrai statut social. Il y a là tellement de mauvaise foi.

D’où nous vient cette Préhistoire biaisée ?

La Préhistoire apparaît comme discipline au milieu du XIXème siècle, d’abord en France puis un peu partout dans le monde occidental. Les premiers anthropologues et préhistoriens ont calqué sur les sociétés anciennes la vision de leur société patriarcale où les femmes sont considérées comme des mineures et leurs activités souvent limitées aux tâches maternelles et domestiques au sein de leur foyer. Le XIXème siècle est marqué par une vision hiérarchisée et inégalitaire des races et des sexes, censée justifier toutes les discriminations existant alors. Le biais est là.

Sans aucune preuve archéologique, les premiers préhistoriens ont genré les activités, valorisé les masculines et minimisé les féminines. C’est une construction culturelle a posteriori. Je suis d’accord avec Françoise Héritier et Simone de Beauvoir : le système patriarcal, en infériorisant les femmes, les a maintenues sous dépendance, en a fait des subordonnées pendant une grande période de l’Histoire. Mais contrairement à elles, je ne suis pas  convaincue que ce système existait dès les origines. Le système patriarcal n’est pas naturel ou inscrit dans nos gènes, mais culturel. Il n’y a donc pas de déterminisme, ce qui est plutôt une bonne nouvelle, car il peut être remplacé par un autre système plus équitable, plus équilibré entre les deux sexes.

Les hommes et les femmes préhistoriques ont-ils pu vivre dans une société matriarcale ?

J’émets cette hypothèse dans mon livre mais il faut être très prudent avec ce terme. Je préfère l’expression « système matrilinéaire » (système de filiation dans lequel la transmission par héritage des biens, des titres, etc., se fait par la mère, ndlr). En tout cas, il n’y a pas de preuve qu’il ait existé durant la Préhistoire des sociétés matriarcales, le versus du patriarcat c’est-à-dire de la domination d’un sexe sur l’autre, ni patriarcales d’ailleurs. Dans le système matrilinéaire, les femmes ont un rôle essentiel parce que ce sont elles qui assurent la pérennité des clans en tant que mère et la transmission des savoirs et des savoir-faire. Le rejet par beaucoup de chercheurs de l’existence de ce type de société durant la Préhistoire, fréquente en Afrique jusqu’à il y a encore peu de temps, résulte d’une vision occidentale du statut et du rôle des femmes dans la société. C’est un regard réducteur qui ne tient pas compte des nouvelles avancées dans la connaissance des différentes cultures durant la Préhistoire.

Parce que c’est très lointain, beaucoup ont une vision globalisante de ces sociétés. Comme si elles pouvaient être les mêmes à toutes les périodes, sur plus de 400 000 ans,  et en tous lieux ! En Eurasie, dès le Paléolithique, il y avait une grande diversité de cultures. Les rôles et les statuts des femmes n’étaient pas les mêmes en France ou en Ukraine par exemple. Tout est buissonnant, il faut sortir d’une vision linéaire et progressive de l’évolution, tant biologique que culturelle, des humains. Jusqu’à récemment, des peuples vivaient de chasse et de cueillette et d’autres d’agriculture et d’élevage proches de ceux pratiqués au Néolithique.

Comment sortir les femmes des oubliettes de la préhistoire ?

Il faut changer le regard sur la Pré-Histoire et l’Histoire. Aujourd’hui, dans tous les domaines, nous voyons des femmes sortir de l’ombre. En fait, elles resurgissent car elles étaient bien présentes dans le passé mais gommées ou négligées par les préhistoriens et les historiens en particulier du XIXème siècle. Il faut remplacer les présupposés et préjugés par des faits réels et vérifiés. Dès lors, on constate que les femmes avaient un rôle  tout aussi important que celui des hommes dans les sociétés préhistoriques.

Il y a peu, notre société pensait que certains métiers n’étaient pas accessibles aux femmes parce que, par exemple, pas assez résistantes ou intelligentes. Quand ces professions leur ont finalement été ouvertes, elles y ont excellé. Ces mêmes stéréotypes ont été, et sont encore parfois, calqués sur les femmes préhistoriques. À force de penser qu’elles n’étaient pas capables de réaliser certaines tâches, l’hypothèse qu’elles puissent les avoir faites n’est même pas envisagée. Nous ressentons, souvent malgré nous, toujours le besoin de hiérarchiser les peuples, les sexes, les cultures, les époques. Or, si nous sommes là, c’est parce que les hommes et les femmes préhistoriques ont su s’adapter à leur environnement et résoudre les problèmes de leur époque. En changeant de regard sur ce lointain passé, nous pourrions envisager plus facilement que le patriarcat, comme la violence, ne régissait pas les sociétés préhistoriques. Cela donne de l’espoir car l’histoire n’est pas figée, rien n’est immuable. Pour ma part, je pense que le système patriarcal doit être remplacé par un autre système, qu’il reste à construire ensemble et non un sexe contre un autre.

Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme, Éditions Allary, Paris, 2020, 20,90 euros.

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