Longtemps contraint par l’Eglise et les traditions familiales, le choix d’un prénom s’est peu à peu affranchi des diktats. Aujourd’hui, dans une société de plus en plus individualiste, la mode a remplacé la règle.

« Votre prénom est une insulte à la France ». Cette phrase aurait pu introduire un bon rap, il ne fut que l’épilogue d’un moment désolant qui a opposé il y a quelques semaines, sur un plateau télé, le polémiste Eric Zemmour et la chroniqueuse Hapsatou Sy. Les réactions indignées se sont multipliées les jours suivants, qui ont rappelé la longue liste de célébrités françaises aux prénoms venus d’ailleurs – des prénoms acceptés par l’état civil français en vertu d’un droit individuel conféré à tous. Magyd Cherfi, chanteur du groupe Zebda, a simplement constaté que « Zemmour, en kabyle, ça veut dire olive ».

Si l’agression faite à Hapsatou Sy semble si violente, c’est que le prénom n’a rien d’anodin. Il touche à l’intime, et raconte infiniment plus que ce qu’on pourrait croire. Sur nous-mêmes, sur ceux qui nous l’ont donné, sur l’époque et le lieu où nous sommes nés, sur la classe à laquelle nous appartenons – en un mot, sur notre histoire privée et publique. « Le choix du prénom que les parents donneront à l’enfant nouveau-né fait en général partie du temps de la grossesse. (…) Une des caractéristiques essentielles de ce prénom est de plaire au futur père, à la future mère, et de plus en plus souvent aux autres enfants de la fratrie », rappelle la sage-femme Martine Paccoud dans un numéro de la revue Spirale (« Son nom de Bébé », 2001, n°  19). Entre originalité et conformisme, entre cœur et raison, entre goût des parents – voire des grands-parents – et intérêt de l’enfant, où placer le curseur ? Prénommer un petit d’homme « pour la vie » est un acte crucial. Et les parents, perdus dans les affres de l’indécision, se prennent parfois à rêver des temps bénis où tout était plus simple.

Dans notre culture occidentale, le choix fut longtemps plus restreint. Le prénom avait pour rôle de porter un message familial et social. Et surtout, de désigner le descendant qui assurerait la survie économique de la lignée – ce qui impliquait la sauvegarde du patrimoine et la concentration des capitaux. Dans une étude menée au début des années 1980, l’anthropologue Bernard Vernier a montré comment était autrefois régi le système de parenté de Karpathos, une île grecque du Dodécanèse. Dans chaque famille, le premier-né des garçons héritait de son père et portait le prénom de son grand-père paternel, tandis que la première-née des filles héritait de sa mère et portait le prénom de sa grand-mère maternelle – les prénoms attribués aux suivants provenant ensuite alternativement du stock paternel ou maternel. En désignant l’héritier qui reprendrait les terres et le troupeau, en désignant l’héritière qui pourrait se marier, ce prénom « emblématique », transmis de génération en génération, signait ainsi le destin social. On retrouve cette coutume, sous des formes atténuées, dans toute l’histoire de la civilisation occidentale, aussi bien en milieu rural que dans la noblesse et la royauté – et, plus tard, dans les grandes dynasties industrielles.

Les choix s’éparpillent

Qu’il concerne l’aîné ou les cadets, le choix du prénom, pendant longtemps, a donc été étroitement contraint par l’histoire familiale – mais aussi par l’Eglise. En France, il faut d’ailleurs attendre 1792, et la sécularisation de l’état civil, pour que le terme même de « prénom » commence à s’imposer : on parlait jusqu’alors de « nom de baptême ».

Historiquement, le nom de baptême avait été imposé par l’Eglise chrétienne dès les premiers siècles de notre ère, remplaçant ainsi l’usage romain des noms multiples. Dans un premier temps, les parents purent choisir librement le nom de baptême de leurs enfants. Puis, à partir du Xe  siècle, il leur fallut exclusivement piocher dans le registre des saints, le martyrologe. Devenue de fait la gardienne des états civils, l’Eglise continuera longtemps, même après la Révolution française, de faire du baptême le lieu de la nomination. Ainsi qu’un lieu de résistance face aux prénoms choisis lors de la déclaration de naissance à l’officier d’état civil. « Les curés veilleront à ce qu’un nom chrétien soit donné à celui qui est baptisé ; s’ils ne peuvent l’obtenir, ils ajouteront au nom donné par les parents le nom d’un saint et ils inscriront les deux noms au livre des baptêmes », peut-on encore lire dans le code de droit canonique de 1917.

Plus l’Etat se renforce, moins l’influence de l’Eglise, pourtant, se fait sentir. Le nom de baptême recule, le prénom s’impose. Avec l’école obligatoire, le service militaire et l’établissement de carnets d’identité, le XIXe  siècle instaure progressivement l’usage d’un seul nom et d’un seul prénom – lequel nous définit désormais dans toutes les situations. S’il n’est plus forcément tiré du martyrologe, il n’en reste pas moins, à cette époque, encadré de façon stricte par la loi du 11 germinal an XI (1er  avril  1803), qui autorise seulement « les noms en usage dans les différents calendriers, et ceux des personnages connus de l’histoire ancienne ».

Deux siècles plus tard, la situation a changé du tout au tout ! Les prénoms s’inventent, se composent, viennent d’ailleurs, prennent des consonances exotiques au libre choix des parents. Il faut attendre 1993 pour que cette évolution soit inscrite dans notre code civil, qui ne restreint désormais ce choix qu’a posteriori, sur intervention du procureur de la République, lorsque ces prénoms paraissent à l’officier de l’état civil « contraires à l’intérêt de l’enfant ou au droit des tiers à voir protéger leur patronyme ». Mais la libéralisation du droit a commencé bien avant, qui donne progressivement, depuis les années 1950, la maîtrise du choix aux parents plutôt qu’à l’Etat.

Dès lors, le prénom prend de l’importance. Michel ? Félix ? Nathalie ? Inès ? Le goût remplace la règle, et donner le « bon » prénom est d’autant plus crucial que nos sociétés deviennent plus individualistes. Certains sont tendance, d’autres se démodent, sur un rythme de plus en plus rapide : quand Jeanne tenait la rampe pendant quarante ans au début du XXe  siècle, la gloire des Aurélie, Laura ou Manon ne dépasse désormais pas quinze ans.

Parallèlement, les choix s’éparpillent. « S’il suffisait des vingt prénoms les plus fréquents pour nommer la moitié d’une classe d’âge en  1946, il en faut plus de 140 en  2004 », précise Baptiste Coulmont (contributeur du supplément « Sciences &  médecine »), maître de conférences à l’université Paris-VIII et auteur d’une Sociologie des prénoms (La Découverte, « Repères », 2014). Autant de phénomènes constituant des indicateurs précieux pour les chercheurs qui exploitent avec bonheur les données fournies – entre autres – par le Fichier des prénoms que l’Insee actualise chaque année.

Car ce support personnel d’identité dit tant de choses, pour peu que l’on se donne la peine de l’étudier ! Sur le genre masculin ou féminin de celui qui le porte – même si le nombre de prénoms épicènes (mixtes) augmente régulièrement depuis le début des années 2000. Sur sa parenté, dont les prénoms démodés restent souvent présents en deuxième et troisième positions. Sur sa génération – du moins pour les prénoms féminins, plus sensibles aux effets de mode : si les terminaisons en -ette signalent le début du XXe  siècle, les prénoms finissant en -a désignent majoritairement des filles nées à la toute fin du XXe  siècle et au début du XXIe  siècle. Mais les prénoms sont aussi de bons indicateurs de position sociale.

Certains – Astrid, Diane, Stanislas – restent majoritairement cantonnés aux beaux quartiers, d’autres sont plébiscités par les classes populaires : ce sont souvent des prénoms anglo-saxons rendus célèbres par les séries américaines, comme Dylan ou Kevin. Baptiste Coulmont, qui calcule chaque année le taux de mentions « très bien » obtenues par les candidats au baccalauréat, observe ainsi qu’en  2016, plus d’un quart des candidates prénommées Esther ou Diane ont obtenu une mention « très bien », soit dix fois plus que les candidats prénommés Steven ou Sofiane.

Une dynamique bien précise

Au XVIIe  siècle, déjà, dans le chapitre « Les Grands » de ses Caractères, La Bruyère s’amusait à dénoncer cet esprit de distinction : « C’est déjà trop d’avoir avec le peuple une même religion et un même Dieu : quel moyen encore de s’appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand ou le laboureur ? (…) Pour nous autres grands, ayons recours aux noms profanes ; faisons-nous baptiser sous ceux d’Annibal, de César et de Pompée : c’étaient de grands hommes. »  Le prénom reflète partiellement la hiérarchie sociale, et donc la chance de réussite des uns et des autres. Et si nombre d’entre eux traversent toutes les couches sociales, ils ne le font pas au hasard, mais selon une dynamique bien précise.

Dans un article publié en  1986 sous le titre « Les enfants de Michel et Martine Dupont s’appellent Nicolas et Céline », Guy Desplanques, démographe à l’Insee, montrait ainsi, sur la base des prénoms à la mode, une stratification sociale des goûts. « La diffusion d’un prénom commence dans les couches sociales élevées et moyennes, notait-il. Puis les autres groupes sociaux emboîtent le pas : d’abord les professions intermédiaires et les artisans et commerçants, puis les employés et les ouvriers, enfin, avec un peu de retard, les agriculteurs. »

Philippe, aujourd’hui passé de mode, atteint ainsi son apogée entre 1955 et 1959 dans les catégories les plus aisées, puis entre 1960 et 1964 dans les autres groupes sociaux, sauf les agriculteurs chez qui ce prénom progresse encore jusqu’en  1965-1969. A ce jeu des classes s’ajoute celui de la géographie. Certains prénoms bretons passent ainsi d’ouest en est en quelques décennies – tel Loïc, apparu à la pointe armoricaine au sortir de la dernière guerre et désormais aussi populaire en Alsace qu’en Bretagne.

C’est dans ce contexte touffu qu’il faut analyser la manière dont les immigrés, les enfants d’immigrés et petits-enfants d’immigrés nomment leur descendance. Que disent ces prénoms des stratégies d’acculturation, d’assimilation ou d’intégration dans lesquelles ils sont impliqués ?

Dans un numéro de la revue Annales de démographie historique (« Nommer : enjeux symboliques, sociaux et politiques », 2016, n°  131), Cyril Grange, enseignant-chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste de la parenté, rappelle les quatre scénarios principaux auxquels peuvent être confrontées les populations étrangères dans leur pays d’accueil : l’acculturation forcée (exemple : en  1984, la -direction du Parti communiste bulgare obligea tous les Turcs à « bulgariser » leurs noms) ; la ségrégation forcée (dans l’Allemagne nazie, les juifs n’ayant pas un prénom permettant de les distinguer comme tels durent y adjoindre le prénom Israël pour les hommes, Sarah pour les femmes) ; l’acculturation volontaire (adoption sans contrainte de prénoms issus du groupe ethnique dominant) ; la ségrégation volontaire (désir d’une minorité d’exprimer son identité au travers de prénoms ethniques).

Dans nos sociétés libérales, le scénario de l’acculturation volontaire est, de loin, le plus fréquent : en une génération, deux tout au plus, les familles choisissent majoritairement des prénoms en vigueur dans leur pays d’accueil. Il arrive aussi que les prénoms se transforment au gré des migrations, parfois à l’insu de ceux qui les portent. Dans un entretien donné à Libération à l’occasion de la sortie de son ouvrage La Méditerranée. Mer de nos langues (CNRS Editions, 2016), le linguiste Louis-Jean Calvet évoquait ainsi les pérégrinations de celui de son ami Moustaki. « Né à Alexandrie d’une famille juive grecque mais de langue italienne, baptisé Giuseppe par ses parents, inscrit à l’état civil égyptien sous le nom de Youssef, appelé à l’école française Joseph, puis Jo, un diminutif qui a fait croire, lorsqu’il est arrivé en France, qu’il s’appelait Georges, ce qu’il a laissé faire par admiration pour Brassens. »

Catherine Vincent

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