Ces clubs privés se dépoussièrent au contact des jeunes générations, même si certaines règles surannées subsistent. C’est aussi un moyen pour les parents de perpétuer un certain mode de vie.

Les moulures dorées contrastent avec le son électro du groupe Discobitch. Sur fond de « C’est beau la petite bourgeoisie qui boit du champagne », des adolescents tirés à quatre épingles, coupe à la main, dansent le rock en toute fluidité. Au plafond, des lustres en cristal complètent le décor un brin anachronique. Postée sur TikTok, cette vidéo montre une soirée de rallye parisienne. En commentaires, fascination et consternation se mélangent.

« Il y a eu une tendance sur les réseaux sociaux autour des rallyes à la fin du mois de décembre », confirme Anaïs, 16 ans, qui préfère taire son nom de famille. En première générale dans un lycée privé à Vannes, son avenir est déjà tout tracé : licence d’administration économique et sociale à l’Institut catholique de Rennes, mastère « immobilier : responsable d’affaires » à l’ESG et création de son entreprise.

Son intégration dans un rallye semblait également écrite : « Ma mère y était inscrite, même chose pour mes grands-parents. Il s’agit un peu d’une tradition. » Depuis ses 12 ans, la jeune fille issue de la noblesse fait partie de ce club fermé dans lequel on ne peut entrer sans être recommandé : « Nous avons pratiquement tous reçu la même éducation et avons les mêmes centres d’intérêt. » Sur TikTok (plus de 12 0000 abonnés), l’ex-scoute parle de sa peur des animaux empaillés, de sa foi catholique et de ses déceptions amoureuses. « Ma dignité après avoir pleuré pour un mec qui pensait que je faisais des rallyes de voitures », ironise-t-elle dans l’un de ses posts.

Sous la surveillance des parents

Méconnues du grand public, ces associations voient le jour dans les années 1950. Elles portent le nom des courses automobiles en référence au bal qui se tenait à la fin de celles-ci. Les enfants de la noblesse ou de grandes fortunes s’y retrouvent.

Ces groupes privés sont liés « au choc de la seconde guerre mondiale » et à « l’école rendue obligatoire, car les enfants de ce milieu, qui avaient jusque-là plutôt tendance à bénéficier du préceptorat à domicile, se retrouvaient mélangés aux autres classes sociales », analyse Monique Pinçon-Charlot, coautrice de l’ouvrage Les Ghettos du gotha (Seuil, 2007). La sociologue poursuit : « C’est évident que les rallyes accentuent les inégalités, cela fait une troisième instance de socialisation, en plus de la famille et de l’école. Ils viennent multiplier les chances d’une endogamie parfaite, servent à éviter les mésalliances. »

Difficile d’obtenir le nombre exact de rallyes en France, ceux-ci n’étant pas répertoriés et la plupart vivant le temps d’une génération seulement. Mais le Bottin mondain en recense « une trentaine à Paris, explique Clémence de Clavière, directrice de l’annuaire des familles de la société mondaine. Il s’agit d’un moyen pour les parents d’apprendre à leur enfant la vie en société ». A la tête de ces clubs, des mères de famille qui tiennent à rester discrètes et dont dépend l’orientation du rallye.

Si des règles surannées se maintiennent, le but affiché a été dépoussiéré. A l’époque, ces bals étaient conçus pour rencontrer un ou une partenaire. A entendre les adolescents, soixante-dix ans plus tard, l’objectif a changé. « On ne veut plus trouver un conjoint, mais faire la fête dans des soirées encadrées », assure Valentine Bau, 17 ans.

Sous la surveillance des parents, ces réceptions constituent l’ultime étape d’un parcours très quadrillé. Elles arrivent après une série d’activités organisées par palier selon les âges : visites culturelles, bowling, escalade et cours de danse. Parfois en non-mixité. La jeune Bordelaise, passionnée d’art dramatique, qui voit son futur se dessiner dans le commerce, se souvient de la tenue qu’elle portait lors de sa première soirée en décembre 2022 : robe bustier noire et gants blancs. « Le thème, c’était [le “James Bond”] Casino Royale. » Son père, chef d’entreprise et membre d’un rallye strasbourgeois dans les années 1980, appuie ses propos : « Ça leur évite de faire de mauvaises rencontres. »

De 5 000 à 10 000 euros par enfant

De là à ce que les parents choisissent le ou la partenaire de danse, il n’y a qu’un pas. « On avait des cavalières un peu officieuses, décidées par les parents, mais cela n’engageait à rien », se souvient Pierre-Alexis, 28 ans, dont le prénom a été modifié pour préserver son anonymat. Issu d’une famille noble, il grandit dans le 6e arrondissement de Paris et étudie dans l’un des lycées privés les plus huppés du 16e.

A l’âge de 15 ans, il coche toutes les cases pour intégrer le rallye parisien Quadrille, qu’il décrit comme « un peu sélect ». A l’intérieur, des aristocrates se retrouvent entre eux : « Quand tu as une particule en France, ce n’est pas reconnu, alors qu’en Allemagne ton titre de noblesse est sur ta carte d’identité. En France, la noblesse a besoin de structure pour se dire qu’elle existe. » Au Quadrille, « l’importance donnée à l’histoire, à la foi chrétienne et à la gastronomie » l’emporte sur l’argent qui « n’est pas la priorité ». Cependant, le coût de ces réceptions parisiennes oscille entre 5 000 et 10 000 euros par enfant. Location de la salle, traiteur, sécurité, transport… En effet, ces soirées visent un certain standing et les parents doivent souvent s’y mettre à plusieurs pour les organiser.

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Vu de Nantes, Charlotte, 28 ans, juge les rallyes parisiens trop clinquants. « Nous, on se déguisait ou l’on portait des robes Camaieu ou Zara, on ressemblait plus à des fillettes », plaisante la jeune femme issue d’un milieu catholique. Inscrite dans un rallye de ses 15 ans à ses 18 ans, elle évoque des soirées sans champagne, avec des cocktails maison. Oubliés les vigiles qui tapissent les recoins d’un château ou d’une boîte de nuit, « seulement quatre adultes, pour trente ou quarante enfants », qui se chargeaient de la surveillance. Un contrôle jugé insuffisant avec « des jeunes souvent ivres », se remémore Charlotte.

Si ces soirées perdurent, « c’est pour leur dimension festive. On y boit beaucoup et l’on ne danse pas uniquement des slows, complète Sophie Louey, sociologue à Sciences Po Paris, qui a travaillé sur l’engagement dans les collectifs patronaux de la part des chefs d’entreprise, dont certains ont fréquenté les rallyes et leurs enfants à leur tour. Ces soirées sont plus ouvertes qu’avant, car elles permettent d’inviter des camarades de classe qui ne sont pas du cru ».

Robe pour les filles, costume pour les garçons

Mais derrière l’image détendue véhiculée par les réseaux sociaux, certains stéréotypes de genre ont la vie dure : « Robe et talons exigés pour les filles et costume pour les garçons. La question de la non-binarité ne se pose même pas », précise Sophie Louey.

Dans cette atmosphère hétéronormée, les garçons doivent souvent jouer les cavaliers d’un autre âge en invitant les filles à danser. « C’est dommage, je pense que cela a créé pas mal de complexes du côté des adolescentes », soupire Charlotte, qui aurait préféré prendre les devants avec ses copains. Bien qu’elle en garde de bons souvenirs, elle ne perpétuera pas cette tradition pour son enfant.

Si des jeunes souhaitent que la tradition des rallyes s’arrête avec eux, le carnet de bal ne désemplit pas. Clémence de Clavière l’assure : « A Paris, le nombre d’adhésions est stable. Il y a un vrai attachement de la part des parents à ces rallyes qui permettent aux enfants de devenir des ambassadeurs de cet art de vivre à la française. » 

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