Mort de l’élève-officier Jallal Hami lors d’un bizutage : le tribunal de Rennes questionne les responsabilités de sept militaires, et notamment l’initiation des « bazars », les élèves de première année.

Les débordements des élèves, à Saint-Cyr, font partie du paysage comme les ronces de la lande bretonne. Ils n’ont pas de secret pour la hiérarchie militaire de l’école, qui les vit sans discontinuer depuis 1947.

Des souterrains dangereux sont forcés alors qu’ils étaient cadenassés pour raison de sécurité. Du château d’eau, des descentes en rappel signent chaque année l’arrivée de la nouvelle promotion, qui peint son blason au faîte de l’ouvrage. Pour « en faire chier aux bazars (les élèves de première année) », on peut les« décuver » après une soirée trop arrosée en les faisant courir dans la nuit puis se baigner soûls dans les pièces d’eau du campus de Coëtquidan (Morbihan). On pratique aussi « la fugue », une désertion de trois jours sans contrôle, sur laquelle le chef d’état-major de l’armée de terre lui-même ferme les yeux. Ces faits relèvent du « bahutage » – un bizutage au sens commun d’initiation –, mais pas seulement. Ils entrent dans « la transmission des traditions » de l’armée de terre.

Le 30 octobre 2012, qui a vu l’élève officier Jallal Hami, 24 ans, mourir noyé dans l’étang Vieux Bazar Beach de l’école, c’est un atelier collectif de traditions baptisé « Débarquement de Provence » qui était organisé par « les fines », les élèves de deuxième année.

Lire aussi : Procès de Saint-Cyr : le frère de Jallal Hami bouleverse le tribunal

Le tribunal correctionnel de Rennes examine depuis lundi 23 novembre les responsabilités de sept militaires (cinq anciens élèves et deux officiers) dans ce terrible accident. Les cadres de l’époque ont présenté l’atelier comme du « théâtre », un « folklore ». Ce fut une traversée dangereuse à la nage, à la sauce commando. Les « porcelaines » (les élèves fragiles), les « crocos » (les élèves étrangers africains), les « grosses » (les filles) en furent dispensés. Les autres y allèrent dans l’enthousiasme. Ou sous la pression du groupe.

Pas d’accident fatal « depuis 1945 »

Le drame repose tout entier sur les ambiguïtés de cette « transmission ». Les traditions forment le troisième pilier de la formation des officiers français, outre la préparation militaire et le cursus académique. Pendant six semaines, les « bazars » suivent un programme monté par les « fines » pour mesurer leur aptitude à entrer dans la famille des saint-cyriens.

« Quand ils entraient dans cette période, on savait très bien qu’il allait se passer des choses », a témoigné l’ancien adjudant-chef Thierry Chevassut, responsable du cours Mines, explosifs, franchissement. Les matériels nécessaires à ces activités n’étaient pas empruntés de façon réglementaire ? On s’en accommodait, a noté M. Chevassut. Transgresser ? « C’était un peu le but. »

Lire aussi : Au procès sur la mort de l’élève de Saint-Cyr, noyé lors d’un bizutage, un général crée le malaise

Cette formation humaine des officiers, c’est « le hors service », expliquent les prévenus. Ce qui s’exprime à côté de l’impitoyable discipline militaire. Un espace d’autonomie volontairement ouvert aux élèves, dans un système qui prétend former des esprits libres. Dans l’armée de terre, elle est une spécificité de l’école des chefs.

En 2011, le colonel Francis Chanson, un opérationnel pur et dur issu du rang des sous-officiers, fut choisi pour mettre de l’ordre, au poste de directeur des formations d’élèves. « Je rentrais d’Afghanistan où on avait eu des pertes. J’ai été recruté pour remilitariser une école qui ressemblait plus à un campus qu’à une école militaire, tout en limitant autant que possible les débordements de la transmission des traditions. » Mais jusqu’alors tout allait bien. « Ce qui se passe dans la cour de l’école, à 5 km alentour, entre adultes, pour passer la tradition, ne pose aucun problème tant qu’on n’a pas de brimades, de sexisme, de débordements, dit Chanson. Normalement, il n’y a pas d’enjeu de sécurité quand on joue dans le jardin de Coëtquidan. » Avant Jallal Hami, « il n’y a pas eu d’accident fatal depuis 1945 pour cause de tradition », a précisé le colonel devenu général à titre provisoire.

Prouver qu’ils sont des durs

Ces traditions sont séculaires, a même expliqué au tribunal Simon Pitance, qui avait mis en œuvre l’atelier du 30 octobre : « Quelque chose s’est installé, peut-être malheureusement hors des règles du droit. » L’ancien élève a confirmé : « J’ai reproduit une forme d’assurance. » Et mercredi, Hervé Wallerand, l’ancien commandant du bataillon mis en cause dans l’accident, a conclu que « la tradition, c’était souvent refaire comme on a fait l’année dernière. Voilà comment on en est arrivés là ».

Le chef d’état-major de l’armée de terre a pu dire à l’un d’entre eux qu’on « ne termine pas une séance de traditions à Saint-Cyr sans se mouiller les fesses ». En 2012, il aurait pu y avoir beaucoup d’autres noyés avec Jallal Hami, a souligné la partie civile. Une sinistre ironie veut que Jallal Hami ait été un « officier sur titre » (OST), entré après un master de Sciences Po pour un an d’école au lieu de trois. Dans le jargon de l’élite on traduit OST par « officier sans tradition ».

Lire aussi : « Mourir sur un champ de bataille, oui, mais pas à l’école » : le parcours tragique de Jallal Hami, noyé lors d’un bizutage à Saint-Cyr

Un document encadre ces pratiques, signé du général commandant l’école. Un autre est placé sous la responsabilité des élèves – le livre de marche de la promotion. Ils donnent le but des transmissions séculaires : la cohésion, le dépassement de soi vers le service du pays, l’exemplarité des anciens. Mais, en 2012, on oublie que ces textes réglementent aussi la sécurité des activités. Et dans l’espace ainsi ouvert s’engouffrent des élèves avides de prouver qu’ils sont des durs, à défaut d’être déjà de vrais chefs militaires.

L’instruction du dossier a évoqué le fait qu’ils auraient caché des choses à leur hiérarchie. « C’est leur fait de guerre, a abondé Hervé Wallerand, qui a reporté la responsabilité sur les autres. Ce sont les élèves qui sont dépositaires et mettent en œuvre les traditions, pas le commandement. » A l’inverse, a noté Hugues De Moulins de Rochefort, élève qui avait organisé la séance, « personne n’est venu me voir pour me dire que c’était une bêtise ». Pour lui, il a clairement « manqué une étape de validation » par l’encadrement. Et d’ajouter : « Une grande variété de personnes auraient pu nous dire d’arrêter. »

Lire aussi : Saint-Cyr veut renforcer « l’épaisseur humaine » des officiers

L’essentiel, a fait comprendre Francis Chanson, était « que cela se déroule dans l’esprit qu’on souhaite ». Qu’importent les détails ! Lui a évoqué « un jeu de transgression plus ou moins admis ». Une sorte de « non-dit partagé », pour M. De Moulins de Rochefort. La hiérarchie se contentait alors d’un contrôle a posteriori.

« Nous étions intouchables »

« Avec le recul, ils étaient exorbitants les droits qu’on nous laissait ! Je ne m’en plaignais pas ! », confie Hugues Delvolvé, l’ancien « colonel des gardes » chargé des activités de tradition et qui, en octobre 2012, venait d’être puni pour un bahutage sauvage. Qualifié après la mort de Jallal Hami « d’abruti irresponsable » par son chef de bataillon Wallerand, il répond : « Il étayait ce que je pensais, à savoir tout se sait, on n’en parle pas. C’était : Vous faites et cela se passe bien. »Les râleurs – « les conchieurs », a précisé son avocat Me Anne-Guillaume Serre – n’étaient pas tous mis à l’écart, mais la pression était bien là. « On avait oublié le principe selon lequel une troupe doit vivre au rythme du dernier, en l’occurrence le moins bon nageur », a admis Wallerand.

Le procureur Philippe Astruc a saisi le sentiment qui a fini par se dégager :« Quand vous parlez des élèves, a-t-il lancé au général Chanson, on a l’impression de chevaux un peu sauvages que vous avez du mal à dompter. On se dit : ils ont peur de leurs élèves ! »

Lire aussi : Noémie, étudiante à Saint-Cyr : « Garçon ou fille, si on fait ses preuves, tout se passe bien »

Pour lui, l’armée sait pourtant encadrer, quand on observe l’amalgame réussi de la Légion étrangère ou du service militaire adapté qui intègre des jeunes en difficulté. « Mais au cœur du cœur de la maison, l’institution semble dépassée par 150 jeunes fougueux. Alors, qu’on en vire une année trois ou quatre ! Et c’est fini ! » Sauf qu’on n’exclut jamais d’élèves, à Saint-Cyr. En 2013, devant la juge d’instruction, l’officier Pitance avait précisé : « Nous avons été inconscients. Sans l’accident, nous étions intouchables. »

Président de la promotion, le « père système » Marc Assier de Pompignan, est le seul à admettre sa responsabilité. « A aucun moment je n’ai eu l’intelligence de me rapprocher de la hiérarchie militaire », a-t-il souligné à l’audience mardi. En 2012, du jour au lendemain, la hiérarchie a changé le système des traditions, comme l’a souligné le général Chanson. « Cette affaire d’autonomie et de contrôle à la fois, ça ne passe plus, aujourd’hui, on arrête de croire qu’on peut marier les deux. » L’OST Jallal Halimi n’est pas mort pour rien.

Jeudi, le parquet a requis jeudi de trois mois à deux ans de prison avec sursis contre six militaires, ainsi que la relaxe du général Francis Chanson. « La transmission des traditions sans un contrôle effectif devait tôt ou tard entraîner la mort d’un élève. (…) Le bilan de cette nuit tragique aurait pu être d’une tout autre ampleur », a lancé le procureur Philippe Astruc dans son réquisitoire. « Cette semaine a apporté un regard blafard sur l’école militaire de Saint-Cyr », a ajouté le magistrat, qui a évoqué une « tragédie », une « bérézina ».

Lire sur Le Monde.fr