Un collectif de plus de 4 600 chercheurs demande au chef de l’Etat, dans une tribune au « Monde », de recourir à l’article 10 alinéa 2 de la Constitution pour procéder à une nouvelle délibération de la loi, afin qu’un débat véritablement démocratique et un dialogue puissent se tenir.

Tribune. Inquiets pour l’avenir de l’enseignement supérieur et de la recherche français, nous, membres de la communauté scientifique, jugeons le contenu comme les conditions de préparation et d’adoption du projet de loi de programmation de la recherche indignes de la réforme dont ont cruellement besoin l’enseignement et la recherche publics français.

Les mesures adoptées portent une grave atteinte aux principes républicains sur lesquels s’est construite l’université française et dégradent profondément les conditions de production, de diffusion et d’enseignement du savoir scientifique. Depuis des mois, nous dénonçons le projet de contractualisation accrue des recrutements via la création des « CDI de mission scientifique » et des « chaires de professeurs juniors », qui renforcera la situation de précarité dans laquelle se trouvent déjà les jeunes chercheuses et chercheurs, et de développement des financements par appels à projets, qui fragilisera les conditions matérielles de la recherche scientifique.

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Sous-financement chronique

Nous avons également manifesté la plus grande incrédulité quant à la programmation budgétaire, insuffisante pour mettre un terme au sous-financement chronique de l’enseignement supérieur et de la recherche français, et insincère, car dépendante des priorités politiques des prochains gouvernements.

A cela s’ajoute l’attaque frontale portée par deux amendements sénatoriaux de dernière minute conservés par la commission mixte paritaire (CMP) contre le statut national des enseignants-chercheurs et les franchises universitaires.

En contradiction avec les promesses de la ministre, le premier a supprimé, avec l’accord du gouvernement, l’exigence d’une qualification par le Conseil national des universités (CNU) des maîtresses et maîtres de conférences pour accéder au corps des professeurs des universités et permis, à titre expérimental, de recruter localement des maîtres de conférences non qualifiés par le CNU. Le statut national des enseignants-chercheurs, dont le CNU est aujourd’hui le garant, constitue pourtant un gage de leur indépendance, de la qualité et de l’unité du service public de l’enseignement supérieur et de la recherche, et un garde-fou contre le localisme et ses dérives.

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Le second amendement, aggravé par la CMP, crée un délit d’entrave sanctionnant le fait de pénétrer dans l’université pour « troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement », qui fait peser une menace sur l’exercice des libertés fondamentales d’expression et de manifestation dans le cadre universitaire. Ces deux dispositions, sans rapport avec une loi de programmation budgétaire, sont graves sur le fond. Elles ont en outre été adoptées sans concertation ni débat parlementaire véritable par quelques sénateurs à une heure avancée de la nuit. L’Assemblée nationale elle-même s’est vu retirer toute possibilité de discuter de ces mesures et de proposer des amendements, le gouvernement n’ayant pas donné son accord.

Ce procédé, qui a choqué l’ensemble de la communauté scientifique et suscité une condamnation ferme et un appel à la grève de ses instances représentatives, est de nature à rompre la confiance placée dans la représentation nationale, d’autant qu’il conclut une séquence marquée par un profond mépris de l’avis exprimé par le monde de la recherche. En effet, l’expression de notre opposition au projet, qui n’a cessé de croître depuis la publication des rapports préparatoires en septembre 2019, a été systématiquement ignorée par notre ministre. Elle n’a pourtant été interrompue que par le confinement durant lequel nous avons dû redoubler d’efforts pour maintenir la continuité de notre service public.

Procédure accélérée au Parlement

Au moment du déconfinement, alors que nous attendions en vain le projet de loi depuis des mois et que les universités étaient encore fermées, le gouvernement a fait le choix de présenter le texte aux partenaires sociaux et à la représentation nationale dans la précipitation, et décidé d’engager une procédure accélérée au Parlement, faisant obstacle à un débat et à une concertation à la hauteur de l’enjeu pourtant réclamés par l’ensemble de nos instances représentatives.

C’est dans ces conditions que le projet de loi a été définitivement adopté par l’Assemblée nationale, le 17 novembre, et par le Sénat, le 20 novembre. Bien loin des « remerciements anticipés des personnels titulaires et contractuels qui font vivre la recherche en France » adressés par notre ministre aux parlementaires, la communauté scientifique française a plongé dans un profond désarroi. L’indépendance des enseignants-chercheurs garantie par un statut national, la pérennité de l’emploi scientifique et du financement de la recherche publique, la garantie de l’exercice des libertés fondamentales au sein des universités constituent non seulement les conditions d’un enseignement supérieur et d’une recherche de qualité, mais aussi les gages de la vitalité démocratique de notre pays que nous sommes déterminés à défendre.

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C’est pourquoi nous vous appelons solennellement à demander au Parlement, sur le fondement de l’article 10, al. 2 de la Constitution, de procéder à une nouvelle délibération de la loi afin que puissent se tenir un débat véritablement démocratique et un dialogue permettant d’aboutir à l’adoption d’un plan massif de recrutement de personnels titulaires, à l’augmentation substantielle de moyens de financement pérennes de la recherche, au rétablissement du CNU dans ses fonctions et à l’amélioration de son fonctionnement. Ce sont ces mesures dont a réellement besoin le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Parmi les signataires : Lilia Aït Ahmed, doctorante en droit privé, université Paris-I -Panthéon-Sorbonne ; Sylvie Bauer, professeure de littérature américaine, université Rennes-II ; Raphaëlle Branche,professeure d’histoire contemporaine, université de Paris-Nanterre ; Michel Broué, professeur émérite, mathématiques, Université de Paris ; Laurence de Cock, enseignante contractuelle, Université de Paris ; Nathan Colin, doctorant en droit public à l’université Paris-II-Panthéon-Assas ; Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public, université de Lille, membre de l’Institut universitaire de France ; Eric Fassin, professeur de sociologie, université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis ; Olivier de Frouville, professeur de droit public, université Paris-II-Panthéon-Assas ; Jean Garrigue, maître de conférences en droit privé, université Paris-II-Panthéon-Assas ; Jean-Louis Jeannelle,professeur de littérature française du XXsiècle, Sorbonne Université ;Olivia Rosenthal, professeure de littérature française, université Paris-VIII.

Liste complète des signataires.

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