« On voit à la démarche de chacun s’il a trouvé sa route. L’homme qui s’approche du but ne marche plus, il danse. »
C’est par cette citation de Nietzsche que Roger-Pol Droit ouvre son dernier ouvrage « Comment marchent les philosophes ». Comment, donc, « dansaient » Empédocle, Platon ou Diogène ? Bouddha, Confucius ou Milarépa, le Tibétain ? Montaigne, Diderot ou Kant ? Kieerkegard, Marx, ou Nietzsche ?
Les courts extraits, sélectionnés ci-dessous, nous en donnent une petite idée. Une petite idée seulement. Car non sans une certaine malice, en témoigne son oeil espiègle, c’est en effet à un allègre, très moderne, dense mais accessible décodage de l’oeuvre de 27 penseurs de l’histoire – avec la marche comme point focal) – que nous convie l’auteur. Soyons précis. Il ne s’agit pas là d’un livre « sur » les philosophes, mais bien d’un livre « de » philosophe. Au cours de « haltes » entre deux « promenades » auprès de ces grands hommes, Roger-Pol Droit nous livre le fond de sa pensée. « Marcher, c’est avancer debout. » « De quoi s’agit-il ? De tomber sans tomber, et de recommencer, et ainsi de suite. Cela s’appelle marcher. Se déplacer en équilibre, sur terre. Mais aussi dans les mots, et dans la pensée », écrit-il. La marche humaine a quitté la posture animale, la vie à quatre pattes, pour se dresser, se mettre debout et avancer sur deux pieds. La pensée philosophique, elle aussi constitue une manière de se dresser, de cesser de regarder au ras du sol, de cheminer debout. » Utile, par les temps qui courent. Alors, apprenons à mieux danser nous aussi.
Socrate À la rencontre des coachs antiques
[…] Socrate a décidé d’aller avec ses amis rencontrer ce Protagoras dont la renommée attire les clients. Ce beau parleur est marchand d’idées. Il vend de prétendues connaissances, présentées comme des moyens de s’améliorer personnellement, mais aussi d’acquérir de l’emprise sur les autres, et même du pouvoir sur les foules. Voilà qui vaut le déplacement ! […] Enfin arrivée (à Athènes, NDLR), la petite troupe doit attendre. Les portiers de Callias, riche Athénien, prennent d’abord Socrate et ses amis pour des concurrents, venus vendre leur savoir, eux aussi, comme font tous les sophistes. C’est ainsi qu’on nomme ces vendeurs ambulants, comme Protagoras, mi-érudits, mi-avocats, en équilibre instable entre philosophes moralistes et professeurs d’éloquence. Des coachs antiques, en quelque sorte. Ils gagnent leur vie, parfois richement, en apprenant aux jeunes aristocrates à parler. C’est-à-dire à séduire les assemblées, ce qui revient, dans le système politique athénien, à détenir le pouvoir. Le sophiste se targue en effet d’enseigner les techniques efficaces pour emporter l’adhésion des auditeurs, gagner leur assentiment, les rallier à son point de vue. Non pas à cause de la vérité de ce qu’il dit, mais grâce au pouvoir de séduction de ses propos. Par le biais de la rhétorique, ce qu’il affirme paraît plus vrai que ce que dit l’autre. Il parvient donc à convaincre, même s’il a tort en vérité. […]
Platon L’ascension vers la lumière
[…] Dans cette histoire (l’allégorie de la Caverne, La République, VII, NDLR), on s’est presque toujours focalisé uniquement sur le rôle de la vision. Certes, il est difficile, venant de l’ombre, d’endurer l’éclat de la lumière. Habitué aux ténèbres de la caverne, le regard du prisonnier délivré supporte mal l’éclat du jour. Il se révèle donc nécessaire d’habituer progressivement son oeil à la lumière du dehors. Une fois habitué à cet éclat, redescendre dans la pénombre va susciter une difficulté symétrique : d’abord on ne voit rien, puis on s’accoutume. Mais, en s’intéressant aux yeux, on a oublié les pieds ! Avant de modifier son regard, le prisonnier doit marcher. Platon le dit explicitement : « Chaque fois que l’un d’entre eux sera détaché et contraint de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière… » Le mouvement du corps est un mouvement de marche. Le prisonnier, jusqu’alors immobile, doit être mis debout, et contraint à poser un pied devant l’autre, pour pouvoir sortir de l’illusion, pour commencer à cheminer vers le vrai, pour accomplir cette ascension qui lui fait gravir le chemin escarpé conduisant hors de la caverne, de la pénombre, de l’enfermement dans les mirages. Marcher, dès lors, est bien la même chose que penser : s’orienter volontairement vers les idées, avancer en direction de la vérité, des modèles, des formes premières des objets. Il faut marcher-penser afin de sortir du monde des reflets et d’apercevoir les Idées éternelles. Afin, somme toute, de devenir philosophe. […]
Aristote La gymnastique de l’esprit
[…] Aristote, lui, a donc été surnommé « promeneur », pour son habitude de réfléchir et de parler tout en marchant, tôt le matin, parfois durant de longues heures. Il n’est pas le seul. C’est alors une habitude bien répandue chez les philosophes de penser en se promenant, à plusieurs, par petits groupes. Sans être systématique, le fait est fréquent. Protagoras et ses clients vont et viennent, mais aussi Socrate et ses amis, et il en est de même pour toutes les écoles de philosophie antiques. Du coup, si tout le monde, à un moment ou un autre, déambule pour philosopher, pourquoi donc Aristote a-t-il reçu ce surnom, peripatetikos, « celui qui se promène, fait une balade » ? Le nom de péripatéticien lui est resté. Il s’est même étendu à son école, à ses disciples, à sa postérité intellectuelle. Pur hasard ? Peut-être pas. Aristote et ses étudiants, dans ce gymnase du Lycée, viennent très tôt. Ils discutent, en effet, « jusqu’au moment de se mettre de l’huile pour aller s’entraîner », ce qui implique, car on s’entraînait de bonne heure, qu’ils arrivent sans doute dès l’aube pour marcher dans le gymnase, arpenter les portiques, promenoirs et déambulatoires en s’exerçant, avant l’activité physique, à la philosophie. Donc, ils marchent en pensant, pensent en marchant, convaincus que l’exercice du corps et celui de la raison sont reliés. Cela ne dit pas encore, malgré tout, ce que la marche d’Aristote a d’assez singulier pour lui valoir ce surnom. Beaucoup d’autres auraient pu le mériter. […]
Diogène L’humanité du bâton
[…] Commode, le bâton. Quand on chemine des jours entiers, il scande le pas. Il soulage quand le chemin grimpe, permet de s’appuyer quand la route descend. Et puis, il tient compagnie, porte la besace, chasse les intrus, impressionne les malintentionnés. Diogène aime son bâton. Il ne s’en séparerait pour rien au monde. C’est drôle. Lui qui a tout quitté, qui a tranché tous les liens, défait les attachements, largué les conventions, les propriétés, les habitudes, il s’appuie sur ce bâton pour avancer dans la vie. Sans ce morceau de bois noueux, lourd, plus haut que son épaule, Diogène serait presque perdu. Il lui en faudrait très vite un autre. Ce n’est pas à l’objet lui-même qu’il tient, mais à quelque chose accompagnant sa marche. La rendant plus humaine, peut-être. Les animaux marchent. Presque comme nous, et parfois même plus loin, plus vite. Mais sans bâton. […]
Sénèque La vie est une marche
[…] D’où les conseils multiples que donne Sénèque à son disciple Lucilius. Il s’agit, pour le philosophe, de faire entendre à celui qu’il guide sur la voie de la sagesse, donc de la sérénité, qu’on ne saurait marcher n’importe comment si l’on aspire à la tranquillité de l’âme. Est-ce une affaire de balancement ? De posture ? […] Dans la marche du philosophe, ce qui compte avant tout, pour Sénèque, c’est la relation à la pensée. On marche comme on pense, et inversement. Mais cette équivalence ne s’exprime pas principalement dans les gestes infimes de la démarche. Elle prend son sens plutôt dans l’orientation de la marche, son style, sa fonction. Avec pour point de départ et pour ancrage fondateur l’idée que la vie est une marche. Sénèque, dans les Lettres à Lucilius, ne cesse de le répéter : « Du jour où tu es né, c’est à la mort que tu marches. » […]
Bouddha En quête de la juste place
[…] Avant, il marchait comme tout le monde. Tantôt ici, tantôt là. Immobile, puis en mouvement, et de nouveau immobile. Il se déplaçait pour aller d’un point à un autre. Et, comme tout le monde aussi, il avait souvent le sentiment de n’être pas à sa juste place, de ne pas être simplement là, comme il faut, sans mal-être d’aucune sorte. En ce temps-là, il n’était encore qu’un prince constamment choyé, préservé des malheurs du monde. Et protégé par son ignorance, car on ôtait de son champ de vision tout spectacle affligeant, tout motif d’inquiétude. Quand le prince découvrit, dit-on, la vieillesse, la maladie et la mort, quand il vit en face les affres de l’humaine misère, les tourbillons où nous nous perdons, rivés à nos espoirs, nos illusions et nos détresses, il voulut comprendre. Comment se faisait-il que nous soyons pris à pareil piège ? Pourquoi y restions-nous ? Serait-il possible que nous en sortions ? Il se jura de percer le secret de cette souffrance, et d’en trouver le remède, si jamais cela était possible. […]
Lao Zi Le mouvement immobile
[…] En lisant, on entrevoit pourquoi Lao Zi ne marche pas, pourquoi il se laisse transporter par l’âne, le boeuf ou le chariot : « L’immobile est la source de tout mouvement », indique en effet le Tao Te King. C’est autour du vide central du moyeu que tourne la roue. L’enfant ne parle ni ne marche, le grand vieillard non plus, alors qu’autour d’eux on s’affaire, va et vient, s’agite – à cause de leurs besoins, en réponse à leurs attentes. Toutefois, il serait encore trop court et trop simple de croire que le sage est sans mouvement, passif, voué tout entier au non-agir. Car ce non-agir (wu wei) n’est pas totale inaction, néant d’efficacité, absence complète d’effet sur le monde. C’est même exactement l’inverse. Loin d’être sans effet, le non-agir du sage constitue l’efficacité suprême, le pouvoir absolu, la force la plus immense, celle qui se confond avec la nature, l’univers, la marche même du monde. […]
Montaigne La pensée du changement
[…] En fait, tout marche, chez Montaigne, si on regarde bien. Tout ? La pensée, la vie, la société, l’écriture, le monde, le « moi » lui-même, nous et les choses… Rien, jamais, nulle part, n’est fixe. Tout flue, évolue, oscille. Penseur du changement, Montaigne est l’homme des fluctuations et mutations incessantes. « Je peins le passage », dit-il. Ce qui l’intéresse, en effet, c’est le mouvant. Ce qui bouge, oscille, varie, ondoie. Et tout est ainsi ! « Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi, il ne se peut établir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant et le jugé étant en continuelle mutation et branle. » […]
Descartes Le sentier du bon sens
[…] Dès le premier paragraphe (du Discours de la méthode, NDLR), où le philosophe affirme d’entrée de jeu que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », il parle aussitôt de marcher, comme on verra dans un instant. Le « bon sens », sous sa plume, n’est pas la jugeote, le pragmatisme des évidences communes. C’est la raison, la faculté humaine capable de distinguer le vrai du faux. Elle est égale en tous, souligne Descartes. On se plaint d’avoir peu d’imagination ou de manquer de mémoire, mais personne ne se plaint jamais d’avoir « moins de raison » que ses semblables. Si chacun a donc « autant » de bon sens que tous les autres, seule la manière de s’en servir fait la différence. Ce qui importe, c’est donc bien la méthode. Dans ce mot, il faut le rappeler, il est question de chemin : odos, en grec ancien, c’est une route, un sentier, un itinéraire à suivre. Une méthode est à la fois un parcours et une façon de se déplacer sur le chemin. Pour Descartes, mieux vaut aller lentement sur la bonne piste que plus vite mais hors des traces. […]
Diderot L’énigme du boiteux
[…] « Pas de gens qui aiment plus à parler que les bègues, pas de gens qui aiment plus à marcher que les boiteux. » Phrase étrange. Certes, Diderot n’est jamais à une étrangeté près, surtout dans ce voyage philosophique déconcertant que retrace Jacques le Fataliste et son maître. Malgré tout, je ne comprends pas plus que vous : pourquoi donc les boiteux aiment-ils marcher plus que les autres ? Et pourquoi ce parallèle avec les bègues ? En creusant la question, je me suis aperçu que ce n’est pas une énigme littéraire, microscopique et sans intérêt. En fait, dans cette formule bizarre se cache, tout bonnement, un tournant de la pensée. Masqué, discret, pourtant décisif. […]
Rousseau La promenade infinie
[…] Marche, solitude et pensée ne font qu’un, chez Rousseau. C’est ce que dira le titre de son dernier écrit, dont chaque mot compte : Les Rêveries du promeneur solitaire. Ces dix promenades terminent sa vie. La dernière, où il évoque « Maman », madame de Warens, son fol et sage amour de jeunesse, fut interrompue par la mort. Mais ce n’est qu’une apparence. Car Jean-Jacques, même mort, ne cesse de marcher. Ses textes le font pour lui. Ils persistent à déambuler, prolongent indéfiniment leur itinéraire. Rousseau a inventé, mine de rien, la promenade infinie. […] Avec Rousseau, c’est le trajet qui devient essentiel. Le plaisir l’emporte sur l’utilité. Après lui, sur son impulsion, les romantiques vont faire de la promenade un art, une façon d’être, presque une raison de vivre. Marcher pour découvrir, et non pour aller quelque part, voilà la nouveauté. […]
Hegel Les deux jambes du monde
[…] Le paradoxe de cet homme immobile, de cet antimarcheur d’exception, est qu’il a pensé la marche du monde – celle des choses, de la nature, mais aussi celle des idées, des sociétés, des moments de l’histoire – avec plus d’acuité, de profondeur et de puissance que quiconque. Car tout marche, avec Hegel, tout bouge et tout avance, tout évolue et se métamorphose. Rien ne reste immobile, identique, à jamais figé. Marche du monde, marche de l’histoire, marche de l’Esprit, n’ont-elles rien à voir avec une « vraie » marche physique, corporelle, incarnée ? Toute marche humaine implique décentrement, décollement d’une situation initiale, au risque de tomber, risque aussitôt évité par l’intervention contraire de l’autre jambe. Or, c’est ce schéma même que Hegel place au coeur de tout – nature comme culture – pour rendre compte du devenir, donc du réel. Vu avec les yeux de Hegel, le réel marche parce qu’il se déstabilise lui-même, du dedans, et qu’il parvient à contrer cette déstabilisation, à reprendre une situation d’équilibre, qui se va trouver à son tour déstabilisée. […]
Kierkegaard L’exercice pour la santé
[…] « Ne perdez surtout pas l’envie de marcher ; moi-même, chaque jour, la marche me procure mon bien-être quotidien, et m’éloigne de la maladie ; mes meilleures pensées sont venues en marchant, et je ne connais aucune pensée si lourde qu’on ne puisse s’en éloigner à grands pas. » Quand il écrit ces lignes, à Copenhague, en 1847, Søren Kierkegaard a juste 34 ans. Il s’adresse à Henriette, sa « chère Jette », sa belle-soeur, seconde épouse de son frère Peter. Au premier regard, il semble ne s’agir que d’une affaire d’hygiène. La marche, c’est la santé, donc ne l’oublions pas. Pour nous maintenir en bonne forme, faisons chaque jour un exercice suffisant, etc. Il faut toujours se méfier du premier regard. Surtout avec un penseur aussi paradoxal, subtil et tourmenté que ce Danois qui fait tout pour n’être pas situé, classé, épinglé, fixé quelque part. […]
Nietzsche La philosophie du grand air
[…] Aucun philosophe, sans doute, n’a accordé à la marche tant de temps, d’efforts et d’importance. Nietzsche a marché toute sa vie, avant de s’effondrer, puis de survivre, immobile, presque muet, dans une chaise roulante, les dix dernières années. Il a marché tant qu’il a pensé, écrit, vraiment vécu. Ses promenades étaient longues, variées, privilégiaient les escarpements, les dénivelées, les panoramas. Il a parcouru aussi bien les lacs suisses (Sils-Maria), les Dolomites, les falaises de Méditerranée (Eze), que les villes italiennes (Turin, Gênes) et françaises (Nice, Menton). Plus que tout autre, il a répété, jusqu’au moment de son dernier éclat, dans Ecce Homo, « ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air, dans le libre mouvement du corps – à aucune idée où les muscles n’aient été eux aussi de la fête ». […]
Wittgenstein Le difficile raidillon
[…] Skjolden, 200 habitants. Au coeur de la Norvège, au fond du fond d’un des plus imposants fjords du monde, qui s’enfonce dans les terres sur plus de 200 kilomètres, jusqu’au pied des montagnes. Vous vous garez sur le parking de Vassbaken, à trois kilomètres du village. À pied, empruntez le chemin de terre, celui des tracteurs, il en passe rarement, mais on appelle comme ça, ici, ce genre de routes boueuses. Un bon quart d’heure plus tard, après avoir passé le pont sur la rivière (une bonne rivière à saumons, d’après ce qu’on dit), au bout d’un moment, tournez à gauche. Vous ne devriez pas pouvoir vous tromper : il y a un panneau. Sauf s’il a disparu, ou s’il est entièrement couvert de neige, ce qui arrive, vous verrez écrit, sur la fine bande de bois qui se termine en forme de flèche : « Wittgenstein ». C’est le seul sentier de Norvège qui porte le nom d’un philosophe. Du moins à ma connaissance. Il y a dans le monde quelques promenades, itinéraires et allées qui arborent des noms de philosophes, comme le chemin de Kant à Königsberg, le sentier de Nietzsche à Eze, l’allée des Philosophes à Kyoto que parcourait Nichiren, etc. Mais, en Norvège, il n’y a que ce raidillon qui grimpe, à présent, de plus en plus. […]
« Comment marchent les philosophes », Roger-Pol Droit. Éditions Paulsen, collection Démarches, 256 p., 19,50 euros. Parution le 13 octobre.