Les représentations des femmes dans la littérature, le féminisme capitaliste, le non-désir d’enfants, la crise écologique et l’effondrement : la romancière Alice Zeniter livre ses réflexions décapantes dans la seconde partie de notre grand entretien.
Lire le premier volet de l’entretien : « Pour qu’il y ait vraiment un “Grand Soir”, il faudrait que la révolution ait lieu à divers endroits du monde » |
Basta ! : À travers le personnage de « L », une hackeuse qui dit faire de « l’informatique solidaire » en aidant notamment les femmes victimes de violence conjugale, votre dernier roman, Comme un empire dans un empire, accorde une attention particulière aux luttes et aux enjeux féministes. Comment se nourrit votre engagement ? Y a-t-il eu une prise de conscience particulière ?
Alice Zeniter [1] : J’ai réalisé assez tard qu’être féministe signifiait aussi quelque chose en littérature, en tant qu’écrivaine. C’est à la lecture de King Kong Théorie de Virginie Despentes, dès le premier chapitre des « Bad Lieutenantes », que je me suis rendu compte que je participais, moi aussi, inconsciemment, à ce mauvais jeu : je créais toujours des personnages de femmes désirables, toutes inclues dans « le marché de la bonne meuf », sans jamais vraiment envisager autre chose, sans jamais imaginer des femmes qui auraient autre chose à faire. Depuis, c’est une réflexion que je travaille beaucoup : quels personnages féminins m’ont donc manqué, en tant que lectrice ? La réponse, ce sont deux profils très différents : c’est à la fois une femme qui aurait mieux à faire que d’attendre une histoire d’amour, et une femme qui désire vraiment les hommes !
Dans la littérature, il y a très peu de désir hétérosexuel des hommes, très peu de corps d’homme présentés comme un objet désirable, beau, sensuel, troublant… À part chez les auteurs homosexuels : il fallait que je lise Genet pour reconnaître le désir que j’avais des hommes, quand j’avais 18 ans. Mais je n’ai pas trouvé beaucoup de livres de femme, avec des personnages de femme qui éprouveraient la même chose, et ça m’a manqué. C’est pour ça qu’aujourd’hui, j’essaye d’alterner un peu entre ces deux profils, entre des personnages féminins très désirant – et non plus seulement désirables – et des personnages féminins que l’on ne définirait pas par cette question obsédante du désir. C’est le cas de « L » dans le livre, pour qui il est clairement plus important de lutter que de coucher avec quelqu’un, comme si la question du désir n’était pas vraiment un sujet. Ce qui est aussi rendu plus facile par le fait qu’elle évolue sur Internet, ce qui fait disparaître la question de son corps. Elle n’a pas besoin de réfléchir au fait qu’elle est peut-être moins « désirante » que d’autres personnes de son entourage, ce n’est tout simplement pas une question.
En novembre, vous avez signé une tribune contre l’ouverture à la concurrence de la ligne d’écoute du 3919, consacrée aux femmes victimes de violence. Pourquoi ?
Parce que les questions « Qui répond à une femme qui a subi des violences ? Pour apporter quoi ? Et en ayant quel cahier des charges ? » sont fondamentales. Or, ça ne peut pas être une économie de marché, ça ne peut pas être annexé à des chiffres ou à un objectif d’efficacité, avec un temps de réponse maximum qui serait fixé, par exemple… On ne peut pas traiter ces appels comme si c’était des datas qu’on « processerait » le temps d’une journée ! Par définition, c’est de l’ordre du service public. Les associations féministes qui, aujourd’hui, s’occupent de ce numéro, cela fait des années et des années qu’elles mènent ce travail, elles ont à la fois l’expérience et l’envie pour le faire !
Le personnage de « L » est directement inspiré d’Eva Galperin, l’une des directrices de l’Electronic Frontier Foundation, qui a beaucoup travaillé sur les violences numériques faites aux femmes [elle lutte notamment pour l’éradication des « stalkerwares », ces logiciels espions utilisés par des conjoints dans un cadre domestique, ndlr]. Et pendant un temps, elle a aussi fait du bénévolat sur l’équivalent d’un numéro vert aux États-Unis pour les violences faites aux femmes. Or, parmi ces victimes, certaines n’iraient jamais voir la police, pour plein de raisons différentes. Donc il y a un vrai besoin d’avoir un lieu où l’on puisse confier ses humiliations en confiance, et cela ne peut pas être ce genre de boîtes, avec des standards dignes des films de Pierre Carles, comme dans Attention danger travail, avec ces managers effrayants – (elle imite) « remets du sourire Magalie, remets du sourire dans ton appel ! ».
Il faut sortir certains éléments de la logique de marché – enfin, tous, si vous voulez mon avis ! (sourires). Mais comme ça n’arrivera pas, il faut circonscrire ceux pour lesquels c’est vraiment urgent et brûlant de tracer la limite. Les violences faites aux femmes en sont un. Et c’est d’autant plus important que depuis le début de ce gouvernement, Marlène Schiappa représente un féminisme capitaliste, qui me dégoûte profondément : le féminisme est révolutionnaire ou rien…
C’est quoi pour vous, un « féminisme capitaliste » ?
Comme disait Marguerite Yourcenar, c’est l’égalité des sexes pour avoir le droit de partir au bureau avec son petit attaché-case à la main, pour faire les mêmes horaires de travail qu’un homme et se faire maltraiter de la même façon par un patron… c’est nul, ça ne peut pas être un combat ! Il faut tout le temps rappeler que toute avancée vers un féminisme capitaliste sera en fait un recul, d’une certaine manière. Que ça ne fera pas bouger les lignes dans le bon sens, qu’on ne peut pas dire « c’est déjà ça de pris, et on verra après pour aller plus loin »…
Le mouvement pour l’égalité salariale tel qu’il est porté par les Glorieuses sous le #4novembre16h16 (date à partir de laquelle les femmes travaillent « gratuitement » jusqu’à la fin de l’année, considérant l’écart salarial avec les hommes), vous le placez où dans ce grand combat féministe ?
Je considère que c’est important, la situation étant ce qu’elle est. On est tous pris dans ce marché du travail et donc les femmes n’ont pas à être moins payées, bien entendu. Mais c’est une sorte de mise à niveau dans un contexte donné. Ce sont les rapports même du travail et de la hiérarchie, qui devraient être repensés. On ne doit pas chercher à se couler dans ce moule, ce n’est pas possible.
Cela rejoint cette idée de « division du travail engagé » que je défends dans Comme un empire dans une empire : il y a des actions féministes qui nécessitent d’être menées maintenant, dans l’urgence, pour aider, arracher, voire parfois même sauver des femmes d’un rapport de domination toxique. Ces actions-là n’ont pas pour but de penser toute la réinvention du système sur un temps long, à plus large échelle – ça, c’est un autre taf. Mais les deux dimensions doivent absolument cohabiter, coexister, sans se cracher les uns sur les autres. Sinon, on n’y arrivera pas !
Dans une chronique que vous avez consacrée en 2016 à King Kong Théorie, vous racontez cette sorte d’« épiphanie » féministe que sa lecture a provoquée chez vous. Vous associez cela à un certain attrait pour le punk, « comme éclatement des codes établis, notamment concernant les genres, comme refus de cette même politesse consensuelle et bourgeoise après laquelle j’ai longtemps couru, moi qui la voyais comme la marque d’une éducation raffinée que je n’avais pas eue ».
J’ai été socialisée comme une petite fille sage, et je sens que c’est quelque chose dont j’ai du mal à me défaire, qui est encore très important en moi. S’ajoute à cela le fait que j’ai ensuite fait de grandes études, de sorte que j’ai toujours l’impression qu’on attend de moi d’être capable d’argumenter, calmement, et de ne jamais m’agacer, quand bien même on me balance des scuds hyper-conservateurs et sexistes ! Comme si je devais être en permanence un mélange entre la normalienne et Bouddha. Et dans ce contexte, les textes énervés de Despentes me font un bien fou, parce que j’y lis quelqu’un qui n’est pas tout le temps en train de se dire « oh là là, est-ce que je vais être prise en faute si j’y vais d’une généralité ou si j’emploie un mot que les gens considèrent comme violent ? ». Moi, j’ai besoin de femmes qui écrivent et parlent comme ça, parce que j’en suis incapable. Là encore, division du travail !
Vous vous sentez encore trop conformiste ?
Encore trop polie ! D’où cette fascination pour le punk, pour son impolitesse. Je cherche en permanence à déceler si ma manière de réagir n’est pas cloisonnée par des tas de choses, par un sentiment d’urgence ou par des représentations trop limitées en amont. Mais peut-être aussi que ce reste de politesse est un peu volontaire, au fond. Peut-être que je ne m’en débarrasse pas non plus – comme ça, d’un coup d’épaule – parce que je me dis que ça me permet d’atteindre certaines oreilles, qui seraient extrêmement froissées si j’arrêtais d’être polie. Il y a toujours une dimension de propagande, dans la militance. Et la mienne, c’est peut-être une sorte de propagande par la politesse !
Vous avez plusieurs fois dit publiquement que vous ne souhaitiez pas avoir d’enfants, que la parentalité était loin d’être une évidence pour vous : est-ce une position « politique », motivée par des considérations particulières, féministes ou écologistes par exemple ?
En fait, je n’en ai tout simplement pas envie. Et si je n’avais pas envie de boire un verre de lait à 16 h, ce serait un désir qui n’aurait rien de politique. Mais parce que je suis une femme, trentenaire, dans une société où il est encore majoritairement attendu que je veuille faire des enfants, ce non-désir d’en avoir – ou ce désir de ne pas en avoir – devient un sujet politique. De fait, j’en fais un moi-même puisque j’ai tendance, finalement, à en parler pour que celles qui sont dans mon cas se sentent moins seules.
« Celles », et ceux aussi ? Le désir d’enfant est-il nécessairement un sujet genré ?
Certes, mais les hommes de mon âge ont beaucoup moins le discours de l’horloge biologique ! C’est justement là qu’intervient la dimension politique, selon moi, parce qu’il n’y a pas tant de représentation de femmes sans désir d’enfants, pour l’heure. Et donc en faire une déclaration publique, c’est montrer à quel point la maternité n’est pas du tout une composante essentielle à mon statut de « femelle » – femelle au sens de ma réalité biologique intangible de femme cisgenre, non de ses attributs qui nécessiteraient des jupons et du rouge à lèvres – le terme de « féminité » me gêne sur les constructions et les projections qui sont faites autour de ça.
Mais suis-je totalement libre de ce désir ? N’y a-t-il aucune part de déterminisme, derrière ? Je n’ai pas fait une analyse totale du sujet. Je viens d’une famille où on a vraiment une trajectoire de transfuge qui se passe comme un relais de génération en génération, où l’enfant va toujours plus loin. Est-ce que c’est cela qui me pèse et qui me donne envie d’arrêter ? Je ne sais pas. J’aime bien l’idée de « faire clairière » comme dit Mona Chollet, dans Sorcières.
Après, personnellement, je concède avoir toujours eu beaucoup de fascination pour l’extinction démographique volontaire, comme à Sparte. C’est sûrement quelque chose que l’humanité est la seule espèce à pouvoir faire – vous imaginez si on découvrait que les dinosaures se sont éteints volontairement, dans une sorte de grand consensus ?! (rires) Si on arrêtait tous d’avoir des enfants, on arriverait comme ça, qui va piano va sano, à l’extinction démographique de notre espèce, et il y aurait sûrement quelque chose d’assez joli là-dedans… mais pour autant, je ne fais pas du tout la morale aux gens qui veulent et font des enfants !
Dans une perspective certes différente, le thème de l’« effondrement » a pris de l’ampleur ces dernières années, à mesure que la crise écologique s’intensifie et que sa prise de conscience augmente dans la population. Vous vous intéressez aux réflexions sur la « collapsologie » ?
C’est un sujet que je suis attentivement, j’écoute en boucle Pablo Servigne et j’ai aussi lu Le Pire n’est pas certain, de Catherine et Raphaël Larrère. Ce terrain de réflexion politique est passionnant : comment s’emparer des données scientifiques, pour dire l’urgence de la catastrophe écologique, sans pour autant virer dans un catastrophisme qui deviendrait une sorte de prophétisme. Cette logique de l’effondrement bouleverse profondément nos paradigmes temporels, et avec eux, nos engagements : dès lors qu’on dit qu’« il est trop tard », et que le temps politique est beaucoup trop lent pour arriver à infléchir la trajectoire, c’est forcément une nouvelle manière de penser qui s’ouvre. Car qu’est-ce qu’on fait, si on est obligé de déserter ce temps-là ? On se replie vers des petits collectifs plus locaux, plus autogérés ?
Il faut reconnaître que c’est compliqué, il y a quand même quelque chose de l’ordre de la révolution copernicienne qui se joue avec la crise écologique. Cela exige de revenir sur l’idée que l’homme n’est pas au centre de la terre, que ce n’est pas la créature autour de laquelle Dieu a créé tout le reste, que ce n’est pas non plus cette intelligence capable de tout résoudre par la technologie et la mécanique. C’est un peu dur à avaler, forcément.
Comme pour le féminisme, l’enjeu consiste d’abord à réviser nos façons de penser le monde ?
Sur ces questions, c’est absolument vital. Au fond, les petites actions de base comme le tri sélectif, éteindre les lumières – et plus généralement, la manière de réguler sa consommation individuelle, ou en tout cas d’y penser et d’avoir la mauvaise conscience qui va avec – tout ça a été assez vite intégré. Mais ça ne constitue absolument pas un nouveau récit, ça ne change absolument rien au problème de fond, au fait que c’est toujours nous, en maître et possesseur de la nature. Il faut raconter beaucoup plus d’histoires de symbiose, où l’on s’articule avec d’autres vivants non-humains, ce qui reste très rare pour l’heure. Ce travail de représentation doit passer dans la fiction mainstream, tout simplement pour que ça arrête d’avoir l’air d’être un foutu discours de hippies !
Il faut faire comprendre que l’écologie reconfigure plein de paradigmes : notre rapport à la planète, notre rapport à l’avenir, notre rapport à l’infini, tout simplement. Or, que tout soit ainsi bousculé, cela change forcément tout, cela change notre manière de nous aimer, notre manière de penser ou non à avoir des enfants, notre manière de voter, ça devrait changer nos manières d’habiter ou de nous alimenter… Il faut donc que les fictions incorporent toutes ces nouvelles questions. Ça ne peut pas juste être vu comme un enjeu secondaire, ou une préoccupation de luxe pour ceux qui ont le temps. On doit faire de toutes ces réflexions-là un « bien commun », puisque pour le coup, nous sommes tous impactés par ça. Je ne suis même pas sûr que les bunkers de riches, isolés du monde, réussiront vraiment à les protéger bien longtemps. Il faut réfléchir à ça en commun.
Alice Zeniter, Comme un empire dans un empire, Éditions Flammarion, Paris, 2020.
Barnabé Binctin et Sophie Chapelle
Photos de Alice Zeniter : © Romain Guédé