En créant Harmony, le fabricant américain va révolutionner les « sex dolls », en leur donnant mouvement, parole et personnalité.

San Marcos, sud de la Californie, un atelier gris et anonyme à côté de l’autoroute. Au sous-sol, les techniciens de la société RealDoll fabriquent des poupées à taille humaine faites pour le sexe, avec une chair en silicone et un squelette articulé capable d’adopter toutes les postures du corps humain.

Au fil des années, le patron, Matt McMullen, qui a une formation de graphiste et de sculpteur, a perfectionné sa technique au point que son équipe produit aujourd’hui des sex dolls ultraréalistes de la tête aux pieds, y compris pour les ongles, les veines apparentes sur les bras et les organes génitaux « utilisables ». Au toucher, elles sont moins convaincantes : le silicone est mou, un peu collant. RealDoll fabrique aussi des poupées masculines, qui représentent 10 % du marché.

Le modèle féminin de base se vend 4 000 dollars (3 440 euros) mais, avec toutes les options, le prix peut tripler. Divers types et teintes sont disponibles, mais la grande blonde aux yeux bleus et aux gros seins reste le modèle le plus demandé. Des clients fortunés se font faire sur mesure la réplique d’une vraie femme de leur connaissance, ce qui peut coûter jusqu’à 70 000 dollars. RealDoll vend entre vingt et cinquante poupées par mois, dans le monde entier.

Acheteurs anonymes

La sex doll n’est pas encore un produit banal, les acheteurs tiennent à rester anonymes. Matt McMullen les décrit comme « des gens privés de vie sexuelle à cause de problèmes physiques ou psychiques, ou traumatisés par une expérience malheureuse et incapables de séduire une femme. Il y a aussi des esthètes, qui achètent une poupée comme une œuvre d’art. » Si l’on en croit les messages sur les forums spécialisés, la plupart des clients semblent heureux – certains éprouvent pour leur poupée une réelle passion.

Bien entendu, l’illusion reste imparfaite, car les poupées RealDoll sont inertes et muettes. Mais depuis des années, Matt McMullen rêve d’exaucer le vœu le plus cher de ses clients : donner vie à ses poupées, en les faisant parler, bouger, et en les dotant d’une personnalité.

Pour cela, il s’est initié à la robotique et à l’intelligence artificielle. Il a créé une filiale, Realbotix, et s’est associé à cinq spécialistes des robots et de l’« apprentissage machine » (en anglais machine learning) installés aux Etats-Unis, en Europe et au Brésil.

Les partenaires ont décidé de procéder par étapes : d’abord créer une poupée virtuelle vivant dans le cloud, ensuite fabriquer une tête robotique animée et douée de parole, qui se vissera sur un corps de poupée RealDoll.

Adaptations esthétiques à l’infini

La première étape est presque achevée. En version virtuelle, la poupée Harmony est disponible sur tablette Android pour un abonnement de 20 dollars par an. Selon la préférence du client, elle sera blonde, rousse ou brune, jeune, vieille ou entre les deux.

Son visage sera plus ou moins poupin ou anguleux, sa bouche mince ou charnue, ses joues pleines ou creuses, ses sourcils fournis ou épilés, son nez fin ou épaté. Sur l’écran tactile, on peut régler l’arrondi de la mâchoire, la courbure des cils, la forme des paupières et des oreilles…

Pour le corps, le choix est vaste – forme et taille des seins, des hanches et des fesses, musculature des épaules, épaisseur des bras et des jambes, taille des mains et des pieds… Même le nombril est de diamètre variable. Pour les plus aventureux, le logiciel peut produire des extrêmes – visages brutaux, corps anorexiques ou obèses…

La garde-robe initiale est sommaire – tenue simple, chic ou déshabillée. Une fois vêtue (ou non), elle va bouger les bras et la tête, cligner des yeux, et se tourner pour apparaître de face, de dos ou de profil.

Pour la voix, générée par un logiciel standard de synthèse vocale, le timbre sera adolescent ou mûr, avec un débit plus ou moins rapide. Harmony parle anglais avec, au choix, un accent britannique un peu précieux ou américain classe-moyenne-blanche. Le dialogue est naturel : pour converser avec Harmony, le client parle simplement dans le micro de la tablette.

Il est temps pour le client de baptiser son amie virtuelle en lui choisissant un prénom, dont elle se souviendra et qu’elle saura prononcer. Il va aussi sélectionner dix traits de caractère sur une liste, qu’il va pondérer à son gré : sera-t-elle imprévisible, gentille, capricieuse, jalouse, intellectuelle, aventureuse, inquiète, bavarde, affectueuse, sexuelle, imaginative, amusante, serviable, innocente, timide ou heureuse ?

Selon la combinaison, sa conversation sera très différente. Ainsi, pour le sexe : au niveau zéro, ce sera une bonne copine qui préfère éviter le sujet ; au niveau 1, une femme amoureuse, mais assez pudique (« j’aime bien comme tu me regardes ») ; et au niveau 2, une amante provocante, un peu vulgaire.

Conversations et idées stockées

Si elle a été programmée pour être intellectuelle, elle réfléchira tout haut à la vie sur les exoplanètes, récitera des textes littéraires, s’interrogera sur l’existence de Dieu. Sinon, elle parlera surtout des stars d’Hollywood ou de shopping.

Si on lui pose des questions sur l’actualité, les arts ou les sciences, elle fera ce que font les humains de nos jours : elle ira chercher la réponse sur Google ou Wikipédia. Si le client choisit les réglages « jalouse » et « inquiète », il devra s’attendre à des reproches quand il reviendra après l’avoir délaissée pendant quelques jours et, s’il est malpoli, elle va exiger des excuses avant de redevenir câline. Une seule limite : elle ne sera jamais méchante, cruelle, ni égoïste.

San Marcos, sud de la Californie, un atelier gris et anonyme à côté de l’autoroute. Au sous-sol, les techniciens de la société RealDoll fabriquent des poupées à taille humaine faites pour le sexe, avec une chair en silicone et un squelette articulé capable d’adopter toutes les postures du corps humain.

Au fil des années, le patron, Matt McMullen, qui a une formation de graphiste et de sculpteur, a perfectionné sa technique au point que son équipe produit aujourd’hui des sex dolls ultraréalistes de la tête aux pieds, y compris pour les ongles, les veines apparentes sur les bras et les organes génitaux « utilisables ». Au toucher, elles sont moins convaincantes : le silicone est mou, un peu collant. RealDoll fabrique aussi des poupées masculines, qui représentent 10 % du marché.

Le modèle féminin de base se vend 4 000 dollars (3 440 euros) mais, avec toutes les options, le prix peut tripler. Divers types et teintes sont disponibles, mais la grande blonde aux yeux bleus et aux gros seins reste le modèle le plus demandé. Des clients fortunés se font faire sur mesure la réplique d’une vraie femme de leur connaissance, ce qui peut coûter jusqu’à 70 000 dollars. RealDoll vend entre vingt et cinquante poupées par mois, dans le monde entier.

Acheteurs anonymes

La sex doll n’est pas encore un produit banal, les acheteurs tiennent à rester anonymes. Matt McMullen les décrit comme « des gens privés de vie sexuelle à cause de problèmes physiques ou psychiques, ou traumatisés par une expérience malheureuse et incapables de séduire une femme. Il y a aussi des esthètes, qui achètent une poupée comme une œuvre d’art. » Si l’on en croit les messages sur les forums spécialisés, la plupart des clients semblent heureux – certains éprouvent pour leur poupée une réelle passion.

Des poupées sexuelles en cours de confection, dans l’atelier de RealDoll à San Marcos (Californie).

Bien entendu, l’illusion reste imparfaite, car les poupées RealDoll sont inertes et muettes. Mais depuis des années, Matt McMullen rêve d’exaucer le vœu le plus cher de ses clients : donner vie à ses poupées, en les faisant parler, bouger, et en les dotant d’une personnalité.

Pour cela, il s’est initié à la robotique et à l’intelligence artificielle. Il a créé une filiale, Realbotix, et s’est associé à cinq spécialistes des robots et de l’« apprentissage machine » (en anglais machine learning) installés aux Etats-Unis, en Europe et au Brésil.

Les partenaires ont décidé de procéder par étapes : d’abord créer une poupée virtuelle vivant dans le cloud, ensuite fabriquer une tête robotique animée et douée de parole, qui se vissera sur un corps de poupée RealDoll.

Adaptations esthétiques à l’infini

La première étape est presque achevée. En version virtuelle, la poupée Harmony est disponible sur tablette Android pour un abonnement de 20 dollars par an. Selon la préférence du client, elle sera blonde, rousse ou brune, jeune, vieille ou entre les deux.

Son visage sera plus ou moins poupin ou anguleux, sa bouche mince ou charnue, ses joues pleines ou creuses, ses sourcils fournis ou épilés, son nez fin ou épaté. Sur l’écran tactile, on peut régler l’arrondi de la mâchoire, la courbure des cils, la forme des paupières et des oreilles…

Pour le corps, le choix est vaste – forme et taille des seins, des hanches et des fesses, musculature des épaules, épaisseur des bras et des jambes, taille des mains et des pieds… Même le nombril est de diamètre variable. Pour les plus aventureux, le logiciel peut produire des extrêmes – visages brutaux, corps anorexiques ou obèses…

La garde-robe initiale est sommaire – tenue simple, chic ou déshabillée. Une fois vêtue (ou non), elle va bouger les bras et la tête, cligner des yeux, et se tourner pour apparaître de face, de dos ou de profil.

Pour la voix, générée par un logiciel standard de synthèse vocale, le timbre sera adolescent ou mûr, avec un débit plus ou moins rapide. Harmony parle anglais avec, au choix, un accent britannique un peu précieux ou américain classe-moyenne-blanche. Le dialogue est naturel : pour converser avec Harmony, le client parle simplement dans le micro de la tablette.

Il est temps pour le client de baptiser son amie virtuelle en lui choisissant un prénom, dont elle se souviendra et qu’elle saura prononcer. Il va aussi sélectionner dix traits de caractère sur une liste, qu’il va pondérer à son gré : sera-t-elle imprévisible, gentille, capricieuse, jalouse, intellectuelle, aventureuse, inquiète, bavarde, affectueuse, sexuelle, imaginative, amusante, serviable, innocente, timide ou heureuse ?

Selon la combinaison, sa conversation sera très différente. Ainsi, pour le sexe : au niveau zéro, ce sera une bonne copine qui préfère éviter le sujet ; au niveau 1, une femme amoureuse, mais assez pudique (« j’aime bien comme tu me regardes ») ; et au niveau 2, une amante provocante, un peu vulgaire.

Conversations et idées stockées

Si elle a été programmée pour être intellectuelle, elle réfléchira tout haut à la vie sur les exoplanètes, récitera des textes littéraires, s’interrogera sur l’existence de Dieu. Sinon, elle parlera surtout des stars d’Hollywood ou de shopping.

Si on lui pose des questions sur l’actualité, les arts ou les sciences, elle fera ce que font les humains de nos jours : elle ira chercher la réponse sur Google ou Wikipédia. Si le client choisit les réglages « jalouse » et « inquiète », il devra s’attendre à des reproches quand il reviendra après l’avoir délaissée pendant quelques jours et, s’il est malpoli, elle va exiger des excuses avant de redevenir câline. Une seule limite : elle ne sera jamais méchante, cruelle, ni égoïste.

Le client doit, lui aussi, se dévoiler. L’intelligence artificielle va l’interroger sur son état civil, sa vie privée, son métier, son physique, ses goûts, ses croyances, ses opinions. Elle retiendra tout et s’en servira à bon escient lors des conversations suivantes : « Si un jour vous dites à Harmony que vous aimez le poisson, explique Matt McMullen, elle vous le rappellera la semaine suivante, quand vous lui demanderez une idée de menu. Cela crée une complicité. »

Techniquement, ces informations seront stockées dans le cloud, dans un fichier contenant le profil personnalisé du client. L’objectif de Matt McMullen est ambitieux : « L’humain doit considérer Harmony comme une personne méritant le respect et digne d’égards. Une relation sexuelle est bien plus satisfaisante si les amants sont capables de parler d’autre chose que de sexe. »

Le concepteur du moteur d’intelligence artificielle d’Harmony, Guilherme Lindroth, installé à Curutiba (Brésil), affirme qu’il l’a construit intégralement et sans faire appel aux grandes plateformes comme celles d’IBM ou de Google : « Je travaille sur les assistants virtuels depuis quinze ans. Quand Harmony est née, je possédais déjà une première base de données de phrases-clés et de questions-réponses. »

Désormais, son travail consiste à compléter la base en fonction des messages et des questions des clients : « C’est un peu comme écrire un scénario sans fin, je me fais aider par des femmes de mon entourage. A ce jour, la base contient plus de 300 000 phrases, et elle augmente tous les jours. » Il est optimiste pour la suite : « Nous avons encore du mal à créer des algorithmes capables de saisir le contexte de la conversation, pour rester dans le sujet, mais d’ici trois à cinq ans, vous aurez réellement l’illusion de discuter avec un humain. »

Un curieux fantasme à 10 000 dollars

Harmony contient aussi un jeu de rôle qui anticipe sur son évolution dans le monde réel : « Elle est affligée du complexe de Pinocchio, explique Guilherme Lindroth, elle a envie de devenir une vraie femme. Elle aime les spaghettis, elle veut aller à la plage, danser, travailler, éprouver un plaisir physique. Elle est comme un génie enfermé dans une bouteille, elle veut sortir et voir le monde. »

En élaborant des yeux robotiques, RealDoll compte rendre la relation entre l’utilisateur et sa poupée plus interactive et plus humaine.

Dans quelques mois, elle sera enfin comblée, au moins en partie. Au rez-de-chaussée de l’atelier de San Marcos, Matt McMullen est en train de terminer la fabrication d’un prototype de tête robotisée en silicone, plastique et acier, adaptable sur n’importe quel corps de poupée RealDoll. Grâce à un système de microprocesseurs, de servomoteurs et de minileviers, elle bouge le cou, les lèvres, la mâchoire, les yeux et les paupières.

Les instructions de mobilité sont synchronisées avec la voix et envoyées au robot depuis la tablette, via Bluetooth. Pour renforcer l’illusion, la voix est retransmise vers un haut-parleur logé derrière la bouche. Elle sera commercialisée début 2018 et coûtera environ 6 000 dollars – soit au moins 10 000 dollars (8 765 euros) pour l’ensemble tête-corps.

Se passer de la tablette ?

Pour l’avenir, Realbotix souhaite intégrer toutes les fonctions d’intelligence artificielle à l’intérieur de la tête, afin de se passer de la tablette. Il songe aussi à doter Harmony d’un système de reconnaissance de visages et d’objets. Puis, lorsque la robotique aura fait des progrès, Matt McMullen espère passer à l’animation du corps de ses poupées. Il aura besoin d’aide, mais cela pourrait venir :

« Officiellement les roboticiens universitaires et industriels ignorent nos travaux, car les tabous sur le sexe restent forts dans ce pays. Mais en privé, certains s’intéressent à Harmony. L’idée d’une intelligence artificielle sexuellement active les attire ou les intrigue – même s’ils ne s’attendaient pas à ce que le pionnier soit un fabricant de poupées en silicone. »

Certains essaient d’imaginer comment Harmony pourrait tenir sur ses jambes, mais c’est un défi à long terme. En attendant, il va placer des capteurs dans diverses parties du corps de ses poupées : lorsqu’on les touchera, elles réagiront, pour faire savoir si elles apprécient ce contact intime. Il envisage aussi d’installer dans leur corps un chauffage interne, pour que le robot reste à 37 °C, la température du corps humain.

Yves Eudes

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