Des anthropologues commencent à intégrer les équipes de certaines entreprises comme Google. Une façon d’enfin contrebalancer leur point de vue très data centré, explique Gillian Tett, journaliste au Financial Times et autrice du livre Anthro-Vision (Penguin, juin 2021).

Moins de data, plus d’anthropologues. C’est l’idée (résumée) qu’expose la journaliste Gillian Tett, autrice d’Anthro-Vision: How Anthropology Can Explain Business and Life, à paraître chez Penguin le 8 juin 2021. Dans un article du Financial Times, elle détaille sa réflexion. Zoom sur 5 idées fortes.

L’exemple : des anthropologues chez Google pour comprendre les complotistes

Jigsaw, un incubateur de Google qui travaille sur la désinformation en ligne, fait appel à des chercheurs en sciences humaines pour observer les communautés conspirationnistes. Ces derniers passent des heures à observer avec curiosité, esprit ouvert et sans condescendance ces communautés sur le web. À la manière d’un anthropologue qui observerait une communauté papoue en Nouvelle-Guinée. C’est une façon de privilégier le qualitatif (des entretiens, de l’observation) au quantitatif, soit l’analyse par les données, généralement mise en avant dans les entreprises tech.

Cette approche a permis aux ingénieurs de revenir sur certaines fausses présomptions. Comme le fait de penser qu’un site de fact-checking doit avoir l’air très pro pour sembler crédible. Les personnes adhérant aux théories du complot ont au contraire plutôt tendance à penser que l’aspect trop élaboré d’un site est le signe de sa fabrication par l’élite.

Avoir un point de vue d’insider-outsider

Pourquoi l’anthropologie est particulièrement intéressante ? Parce que par rapport à d’autres sciences humaines, elle permet de comprendre une communauté de l’intérieur, tout en gardant une distance critique, explique Gillian Tett. C’est un tournant qu’a pris la discipline à la fin du XIXème siècle. Les anthropologues, qui avaient auparavant plutôt un point de vue colonialiste, regardant de haut (et de loin) les populations étudiées, quittent leur tour d’ivoire pour vivre au sein des populations qu’ils étudient. L’Allemand Franz Boes a été l’un des premiers à mettre en place cette méthode, chez les Inuits.

Plus tard, les anthropologues occidentaux vont utiliser ces mêmes techniques pour observer des communautés qui leur sont plus familières : le monde de l’entreprise, de la finance, des start-up de la tech… Un moyen de prendre le point de vue d’insider-outsider : avoir de l’empathie tout en gardant un sens critique.

La Silicon Valley aurait pu y penser avant 

Il est peu probable que cette nouvelle approche sauve la tech et la défiance de la population envers ces entreprises, reconnaît la journaliste. Mais elle peut au moins permettre aux ingénieurs de « comprendre qu’ils ne peuvent pas tout comprendre grâce à leurs outils algorithmiques ». Les réseaux sociaux auraient certainement gagné à embaucher des chercheurs en sciences humaines aux côtés des ingénieurs dès leurs débuts. Et c’est Jack Dorsey, le PDG de Twitter, qui le dit (notamment dans ce podcast du New York Times).

Les entreprises doivent surtout se regarder elles-mêmes

Gillian Tett salue l’arrivée d’anthropologues dans les entreprises. Mais elle regrette que l’approche soit rarement prise au sérieux. Surtout lorsque celle-ci sert à observer des pratiques internes à l’entreprise. C’est acceptable aux yeux des cadres de Google d’embaucher des anthropologues pour s’intéresser aux théories conspirationnistes. Moins pour observer les rituels et habitudes de l’entreprise. « Les élites au pouvoir sont rarement partantes pour se regarder elles-mêmes de façon critique », pointe-t-elle.

Garder le meilleur dans le monde post-pandémique

Comprendre ses propres rituels peut pourtant s’avérer particulièrement bénéfique pour affronter le retour « à la normale » après avoir été cloîtré entre quatre murs. Cela permet de savoir ce que l’on souhaite garder dans le monde plus numérisé que nous laisse la crise sanitaire. La journaliste cite l’exemple d’un groupe d’ingénieurs mathématiciens qui a pour habitude de prendre une décision en pratiquant le « humming ». Explication : pour décider entre deux propositions, ceux qui sont d’accord disent dans un premier temps « hmmm » façon chant tibétain. Ensuite, ceux qui ne sont pas d’accord font de même. Selon la puissance des « hmmm », la proposition sera validée ou non. Un moyen « de sentir la pièce », expliquent ces ingénieurs. Ils ont tenté de reproduire ce rituel à distance sans y parvenir. Et ils sont donc très pressés de se revoir pour « hummer » ensemble.