« Marie-Antoinette, c’est Lady Di ! » aurait dit Coppola lors du tournage du film de sa fille. Dans « Figures publiques », Antoine Lilti retrace l’invention de la célébrité entre 1750 et 1850.
Dans le cadre d’un récent projet de journalisme de premier cycle à Texas Tech University, la plupart des étudiants interrogés à la caméra n’ont pas su dire quel camp avait gagné la guerre de Sécession, de quel pays les États-Unis avaient obtenu leur indépendance, ou qui était l’actuel vice-président. Ces mêmes étudiants n’ont pourtant eu aucune difficulté à se rappeler le nom des épouses successives de Brad Pitt, ou à identifier l’émission dans laquelle apparaissait la star de télé-réalité américaine « Snooki ».
Le spectacle est désolant. Pourtant, avant de commencer à déplorer le triomphe de la culture de la célébrité sur la culture civique la plus élémentaire, il convient de se demander si tout était vraiment mieux autrefois. Après avoir lu Figures publiques d’Antoine Lilti, il m’est devenu plus facile d’imaginer un étudiant anglais des années 1760 incapable d’identifier le chancelier de l’Échiquier ou de dire quel roi avait unifié les trônes de l’Angleterre et de l’Écosse un siècle et demi plus tôt, mais pouvant discuter en détail de la vie amoureuse de David Garrick, acteur le plus connu de l’époque.
L’un des principaux arguments avancés par Lilti dans ce livre d’histoire limpide, passionnant et de grande portée, est que la culture moderne de la célébrité est née au milieu du XVIIIe siècle. Si, comme l’affirmait Jürgen Habermas il y a cinquante ans [1], les nouvelles formes de « publicité » qui ont alors vu le jour ont favorisé la critique et le débat public rationnel, elles ont tout autant, voire plus, contribué à fixer l’attention du public sur les personnalités et les vies privées d’une nouvelle classe d’individus qui, sans être simplement « connus pour être connus » (suivant la formule de Daniel Boorstin [2]), étaient célèbres selon des modalités inédites.
Lilti s’appuie principalement sur des études de cas, et, en un sens, le livre ressemble à un long défilé d’anciennes célébrités. Certaines d’entre elles ont largement disparu de la mémoire populaire, tels le castrat du XVIIIe siècle Farinelli, ou la chanteuse suédoise du XIXe siècle Jenny Lind. Mais beaucoup d’autres constituent des sortes de célébrités encore aujourd’hui : Rousseau, Marie-Antoinette, Franklin, Washington, Bonaparte, Byron. On ne peut que frémir devant la masse de données biographiques que Lilti a dû éplucher au cours de ses recherches. La culture de la célébrité, qui engendre et reproduit des quantités inépuisables d’informations triviales, entrave activement sa propre analyse. Mais en sondant soigneusement l’océan de ses données, Lilti a su cartographier avec succès les principales caractéristiques de cette culture, essentiellement en Grande-Bretagne, en France et dans la jeune République américaine.
Une relation intime
Les lecteurs du premier livre de Lilti, Le monde des salons, ne seront pas surpris de voir ce successeur de Daniel Roche ancrer son étude dans une histoire sociale minutieuse [3]. Un chapitre clé, intitulé « Une première révolution médiatique », vise à déterminer la façon dont, au milieu du XVIIIe siècle, les modes de représentation des individus dans les médias publics se sont fortement multipliés. Les journaux, y compris les feuilles à scandale s’intéressant principalement aux personnalités, ont proliféré et trouvé de nouveaux et nombreux lecteurs. Les innovations techniques ont permis la circulation d’un nombre inédit de gravures, avec pour résultat qu’en 1789, 60% des ménages parisiens possédaient une estampe, le plus souvent un portrait. Des musées de cire ont ouvert leurs portes, exposant des statues de célébrités grandeur nature, et des fabricants de céramique comme Wedgwood ont vendu avec grand succès des figurines colorées. L’expansion des marchés du livre en Occident a favorisé les genres de la biographie et des mémoires, tandis que les révélations scandaleuses des « vies privées » rivalisaient avec eux en termes de ventes.
Mais ce n’étaient pas seulement la quantité et la diversité des représentations qui différenciaient la « célébrité » des phénomènes plus anciens d’estime, de gloire, de renommée, de notoriété et de « réputation ». Tout aussi important était le nouveau type de relation que les membres du public s’imaginaient entretenir avec les célébrités : une relation affective et intime. Lecteurs et spectateurs désiraient entrevoir derrière la façade publique les personnes « véritables » qu’ils considéraient comme des amis à propos desquels ils pouvaient discuter – voire à qui ils pouvaient parler – de manière familière et informelle. Cet aspect de la culture de la célébrité n’étonnera personne ayant déjà surpris une conversation sur l’endroit où Brad et Angelina auraient réellement dû passer leur lune de miel. Or Lilti en fait remonter de façon convaincante la généalogie au XVIIIe siècle, étayant ainsi son principal argument selon lequel il nous faut considérer la célébrité comme « un trait caractéristique des sociétés modernes » (p. 21). Lilti présente cette intimité imaginée comme une réaction à la théâtralité des débuts de la « société du spectacle » moderne, laquelle, que ce soit à la Cour, au théâtre, à l’opéra, dans les foires urbaines ou même les expositions artistiques, faisait des membres du public les simples spectateurs passifs de rituels sociaux et de productions artistiques hautement stylisés. Les célébrités, contrairement à d’autres grandes figures, n’avaient pas de spectateurs. Elles avaient des « fans », terme anachronique qu’utilise délibérément Lilti afin de souligner leur participation active à la culture de la célébrité (il cite, à titre d’exemples de « fans » de l’ère révolutionnaire, James Boswell, biographe de Samuel Johnson, et Emmanuel de Las Cales, chroniqueur de Napoléon).
Le chapitre le plus brillant ajoute un élément significatif à l’histoire racontée par Lilti. Contrairement aux autres chapitres, « La solitude de l’homme célèbre » analyse une seule figure publique, Jean-Jacques Rousseau, et montre de façon éclatante comment les mécanismes modernes de la célébrité peuvent aussi devenir des mécanismes de tragédie. Plus que tout autre écrivain de son époque, Rousseau a délibérément provoqué cette forme d’attention intime et indiscrète que Lilti considère comme étant au cœur de la culture de la célébrité. Rousseau n’a pas publié ses livres de façon anonyme, contrairement à la plupart des grands auteurs des Lumières françaises. Il a, en effet, non seulement revendiqué la paternité de ses œuvres, mais aussi insisté sur le lien direct qui existait entre celles-ci et sa propre personnalité. Rousseau a bien sûr écrit le premier grand exemple de l’autobiographie moderne, les très intimes et révélatrices (bien que pas toujours véridiques) Confessions, ainsi que plusieurs autres œuvres laissant entrevoir les profondeurs de son caractère. Et son roman au succès retentissant, Julie ou la Nouvelle Héloïse, suscita une forte réaction du public qui se focalisa autant sur Rousseau l’auteur que sur ses personnages fictifs. Ce n’est pas un hasard si ses fervents lecteurs le surnommaient « l’ami Jean-Jacques ».
Or Rousseau lui-même ressentait de plus en plus cette adulation du public comme une forme d’oppression. Loin de profiter de son statut d’auteur vraisemblablement le plus populaire de l’histoire européenne, Rousseau avait l’impression que le public ne le comprenait pas et s’était construit une fausse représentation de son moi authentique. Ce sentiment de fausseté, de même que les demandes personnelles qu’il recevait sans cesse, torturaient Rousseau. Ils ont aussi nourri sa paranoïa, qui est devenue douloureusement visible dans les derniers livres des Confessions, ainsi que dans l’œuvre étrange et envoûtante intitulée Rousseau juge de Jean-Jacques, dans lequel il semble soupçonner Dieu lui-même de se joindre à un complot contre lui. Rousseau exprimait ainsi, sous une forme particulièrement radicale, l’expérience traumatisante commune aux célébrités d’hier et d’aujourd’hui. Mais contrairement à la plupart des célébrités, il a transformé en réflexion sa souffrance, imaginant une nouvelle forme de « moi » véritablement authentique et indépendant de toute représentation sociale – ce « moi » qui est aujourd’hui au cœur des conceptions modernes de l’individualité.
La célébrité avait aussi, dès le départ, une portée politique. En Angleterre, John Wilkes, représentant de la mouvance radicale qui militait pour la réforme parlementaire et la liberté de la presse, a précisément fait usage, pour faire avancer ses causes, de ces mécanismes de la célébrité décrits par Lilti. Comme l’observait il y a plusieurs années John Brewer, les fervents partisans de Wilkes lui écrivaient, et écrivaient à son sujet, dans les mêmes termes intimes et familiers que ceux employés par les fans d’acteurs et d’écrivains célèbres (Lilti aurait facilement pu écrire un chapitre entier sur Wilkes). Et, en Amérique comme en France, le renversement révolutionnaire de l’autorité traditionnelle, ainsi que l’émergence de nouvelles formes turbulentes de politique électorale, ont conféré à la célébrité un pouvoir littéral, et pas seulement figuratif. Dans un chapitre portant sur ces révolutions, Lilti souligne le paradoxe de mouvements menés au nom de la volonté générale et de l’homme du peuple, mais qui ont accordé le pouvoir à une poignée de représentants issus principalement de l’élite. Il suggère que les mécanismes de la célébrité qui s’étaient développés dans la sphère littéraire, et qui ont permis aux lecteurs et aux spectateurs ordinaires de s’imaginer être intimement liés à des figures célèbres, ont fourni une forme essentielle de légitimation à la démocratie représentative. À propos de ce que les Français nomment aujourd’hui avec dérision la « peopolisation » de la politique, Lilti fait valoir que « loin que celle-ci soit une dérive regrettable, entachant la noblesse de la chose publique sous l’influence pernicieuse de la société du spectacle, elle révèle que l’espace public démocratique et l’espace public médiatique sont indissociablement liés » (p. 292-93). Les formes de célébrité politique peuvent certes varier considérablement, comme le démontre Lilti en illustrant les transformations révolutionnaires par le biais de quatre figures politiques fort différentes les unes des autres : Marie-Antoinette, Mirabeau, George Washington, et Napoléon Bonaparte.
Figures Publiques se termine sur une note quelque peu ambivalente. D’une part, un chapitre instructif intitulé « Romantisme et célébrité » affirme qu’avec l’avènement de la culture de masse dans la seconde moitié du XIXe siècle, la culture de la célébrité a subi de profondes transformations. D’autre part, la conclusion du livre insiste sur les continuités entre le XVIIIe siècle et la période actuelle, conformément à la logique des chapitres précédents. « Des phénomènes que nous sommes habitués à considérer comme le résultat de révolutions technologiques et culturelles récentes, voire comme de fâcheux symboles de notre vacuité postmoderne, plongent en réalité leurs racines au cœur de la modernité, deux siècles avant la naissance de la télévision » (p. 366). Ce passage remet vivement en cause les courants de la critique culturelle contemporaine qui tendent précisément à voir le culte de la célébrité comme une pathologie récente (on pense, par exemple, à La culture du narcissisme de Christopher Lasch) plutôt que comme un trait constitutif de la modernité elle-même [4].
Célébrité et charisme politique
Si Figures Publiques apporte une contribution exceptionnelle à notre compréhension du siècle 1750-1850, cet argument plus général sur la modernité devrait susciter le débat. Lorsque Lilti traite de cette première période, il examine de façon captivante le rôle des entrepreneurs dans la promotion des célébrités. Mais lorsqu’il se penche à la fin du livre sur la culture de masse, il tend à souligner les transformations culturelles et technologiques (avec une attention particulière portée à la photographie et au cinéma) plutôt que les transformations économiques qui l’ont engendrée. Or si la culture de la célébrité aujourd’hui est si radicalement différente de ce qu’elle était au XVIIIe siècle, ce n’est pas uniquement à cause des nouvelles technologies et des nouvelles normes culturelles, mais aussi à cause du pouvoir exercé par de grandes entreprises qui utilisent des techniques de publicité et de marketing hautement sophistiquées pour créer et contrôler l’image des célébrités, et ce, d’une façon dont les magnats de la presse du XIXe siècle osaient à peine rêver. Dans certains cas, les entreprises individuelles (Fox, Comcast / NBC / Universal) contrôlent presque tous les aspects du processus, depuis les premières œuvres ou premiers événements qui transforment les gens en célébrités, jusqu’aux reportages et à la publicité qui en font la promotion, et, enfin, jusqu’aux câbles par lesquels le « contenu » final pénètre dans les foyers des consommateurs.
On peut se demander si, tout en critiquant Jürgen Habermas, Lilti aurait pu développer son argumentation suivant une structure plus proche de celle du philosophe allemand. Le postulat d’Habermas est que le XVIIIe siècle a vu l’émergence de formes de « publicité » (Öffentlichkeit) qui ont favorisé le débat public critique et authentiquement rationnel. Cependant, au cours des XIXe et XXe siècles, la transformation économique des moyens de communication et des médias de masse ont sapé et corrompu ces pratiques plus anciennes. De façon analogue, l’analyse de Lilti suggère un contraste possible entre deux formes différentes de la culture de la célébrité, l’une servant de base pour la critique immanente de l’autre. La plus ancienne, bien que souvent propice aux abus et à la trivialité, servait néanmoins des objectifs importants. En particulier, elle créait des mécanismes par lesquels les citoyens ordinaires apprenaient à éprouver de la sympathie et de la confiance à l’égard d’élus qu’ils ne connaissaient pas personnellement et pour lesquels ils n’auraient peut-être pas voté, fournissant ainsi une légitimation populaire essentielle à de nouveaux systèmes démocratiques qui n’avaient pas encore été éprouvés. De nos jours, cependant, la transformation de la culture de la célébrité en un secteur de la vaste industrie de l’information et du divertissement, qui opère selon sa propre logique du profit, a sans doute corrompu et miné ce processus déjà très imparfait de légitimation.
Les usages politiques de la célébrité au XXe siècle soulèvent d’autres questions sur la continuité à long terme. Vraisemblablement, les cultes de la personnalité des systèmes totalitaires du XXe siècle se sont aussi développés à partir des mécanismes de la célébrité décrits par Lilti, mais les ont orientés dans une direction inédite et sinistre. La propagande nazie, par exemple, n’a pas simplement représenté Adolf Hitler en surhomme, mais a également pris soin de le montrer, dans des moments supposés d’inattention, bavardant familièrement avec des Allemands ordinaires. Là où Lilti décrit une culture de la célébrité qui favorise paradoxalement la croyance en un « moi » authentique autonome, les systèmes totalitaires ont délibérément exploité le sentiment d’une connexion intime et personnelle avec une figure publique pour mieux dissoudre dans la masse le « moi » de l’individu ordinaire.
Même au cours de la période étudiée par Lilti, ce qui était au départ une forme de « célébrité politique » pouvait parfois se transformer en quelque chose de très différent. Dans une brève et fascinante discussion de Napoléon Bonaparte, Lilti se penche spécifiquement sur les années d’exil, ainsi que sur le quasi-mémoire composé par le chroniqueur de Napoléon, Las Cases (Le Mémorial de Sainte-Hélène). Ce livre, écrit Lilti avec lyrisme, « nous permet d’entendre, derrière les grandes orgues de la légende napoléonienne, la petite musique de la célébrité » (p. 281). Las Cases juxtapose brillamment les souvenirs de gloire de Napoléon avec les récits intimes, écrits à la première personne, de ses accrochages avec ses ravisseurs britanniques, pour produire une œuvre d’un immense pathos qui mérite certainement d’être classée au premier rang de la littérature sur les célébrités. Mais Napoléon a aussi fait usage, au début de sa carrière, de la culture de la célébrité qui se développait alors en Europe, ses propagandistes le présentant à la fois comme l’homme de génie providentiel venu sauver la nation française et comme le « petit caporal » accessible qui savait plaisanter avec ses soldats sur un ton familier. Sous l’Empire, cette célébrité politique s’est transformée en quelque chose qui ressemblait au culte de la personnalité, et ce au sein de l’armée en particulier, les soldats étant désormais tenus de se fondre dans une masse unique et indifférenciée et de sacrifier volontairement leur vie pour l’Empereur [5]. Lilti évite généralement de discuter du rapport entre la célébrité et le puissant phénomène du charisme politique, et de la façon dont la transformation de l’un en l’autre peut menacer l’existence même du système que le premier permet aussi de légitimer.
Figures Publiques soulèvera sans doute de nombreuses autres questions, or c’est bien là ce qui constitue la marque d’un ouvrage important et de grande envergure. Dans l’ensemble, Lilti a accompli un travail hautement impressionnant. Il apporte un regard neuf sur les transformations de la culture occidentale à l’ère des révolutions, ainsi que sur la genèse des notions modernes d’individualité et d’authenticité personnelle. Et il nous rappelle que, alors même que nous tournons en dérision la culture contemporaine de la célébrité, nous devrions la considérer sérieusement, et ce, non pas simplement comme une excroissance ou une pathologie mais comme un élément constitutif de la modernité politique et culturelle.