Répandue dans les pays anglo-saxons et dans les grandes écoles, la pratique de l’évaluation des enseignements par les étudiants s’implante durablement en France.

Bénédicte Miyamoto, maître de conférences à l’université Sorbonne-Nouvelle, à Paris, avoue qu’elle était « un peu nerveuse » en janvier, à l’idée de découvrir comment son cours de civilisation britannique, donné au premier semestre, avait été noté. Cette évaluation ne provenait pourtant pas d’un quelconque supérieur hiérarchique, mais de ses étudiants de première année de licence. « Les méthodes et supports pédagogiques utilisés m’ont-ils aidé à apprendre ? », « Le rythme du cours m’a-t-il convenu ? », « La charge de travail était-elle adaptée ? », etc. Elle fait défiler sur son ordinateur les questions auxquelles les étudiants étaient invités à se prononcer en ligne, anonymement, dans le cadre des EEE (pour « évaluation des enseignements par les étudiants »), expérimentées à Sorbonne-Nouvelle depuis deux ans.

Car malgré les années d’expérience et la réflexion poussée de l’enseignante-chercheuse sur sa pédagogie, il lui semble difficile de « se contenter de [son] ressenti sur l’attention et la participation des étudiants, et de leurs résultats aux partiels, pour savoir comment [son] cours [avait été] vécu et assimilé ». Bref : les EEE lui apportent de « précieux éléments » pour affiner sa pédagogie.

L’expérimentation à laquelle Bénédicte Miyamoto participe ne concerne pour l’instant qu’une cinquantaine d’enseignants volontaires, pour quelque 150 cours évalués, de la licence au master. « Mais, à terme, tous les cours seront obligatoirement évalués par les étudiants au moins une fois tous les cinq ans, et nous espérons que cela incitera les enseignants qui y auront goûté à le proposer ensuite régulièrement à leurs étudiants », résume Elsa Pic, la vice-présidente de l’université, chargée du numérique et de la formation, qui porte ce projet.

Une possibilité depuis les années 1990

Alors que l’évaluation des enseignements par les étudiants est généralisée dans les grandes écoles et que cette possibilité est inscrite dans la loi pour les universités depuis les années 1990, elle est longtemps restée marginale, laissée au bon vouloir des enseignants volontaires ou des responsables de département souhaitant engager une démarche d’amélioration des formations. Il faudra attendre des arrêtés en 2014, puis en 2018, pour que cela devienne une exigence réglementaire, que les établissements s’en emparent et donnent plus de légitimité à la parole des étudiants.

« Il est temps ! », s’agacerait presque Violette, une étudiante en deuxième année de licence « anglais et culture économique », rencontrée sur le tout nouveau campus parisien de Sorbonne-Nouvelle. « Quand on arrive à la fac, ça fait des années qu’on côtoie des enseignants. On sait comparer, faire la différence entre un thème de cours qui ne donne pas envie et un prof qui ne donne pas envie. On n’a pas les connaissances, mais on est capables de savoir quels sont nos besoins sur la forme du cours. Il est normal de pouvoir partager notre ressenti. » A côté d’elle, sa camarade, Lucille, se dit très satisfaite de la mise en œuvre des EEE dans sa fac, qui lui ont déjà permis « de faire comprendre à une enseignante, au premier semestre, que la quantité de devoirs qu’elle donnait était démesurée ».

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Depuis cinq années « les EEE progressent partout, confirme Virginie Dupont, présidente de l’université Bretagne Sud, et vice-présidente de France Universités. Mais toutes les universités n’ont pas encore engagé une réflexion sur les moyens de systématiser et d’harmoniser ces évaluations, car cela nécessite du temps et un investissement important ».

Les retardataires rappelés à l’ordre

La pratique est en tout cas formalisée à la Sorbonne-Nouvelle, mais aussi dans les universités de Bordeaux, de Grenoble, de Nantes, de Marseille, de Paris-I, de Toulouse-III, de Tours, de Paris-Saclay, de Corse, etc.

En 2023, cette évolution se fait de manière disparate et parfois informelle, certaines universités se contentant d’évaluer seulement certains niveaux de formation. Le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, qui évalue les établissements, ne manque pas, chaque année, de rappeler à l’ordre les retardataires.

Il faut dire que la généralisation de cette pratique constitue une petite révolution au sein des universités, où les enseignants-chercheurs jouissent d’une grande autonomie en matière d’enseignement. Mais, surtout, où la question pédagogique est longtemps passée au second plan, « le recrutement et la carrière des enseignants reposant avant tout sur des critères liés à leur production scientifique », commente Nathalie Younès, maître de conférences en sciences de l’éducation et autrice de plusieurs articles sur l’EEE. Néanmoins, selon elle, « la prise en compte de la pédagogie s’institutionnalise depuis quelques années », notamment avec la mise en place en 2017 d’une formation obligatoire pour les nouveaux maîtres de conférences, la création d’un « congé pour projet pédagogique » en 2019, et le développement important des services pédagogiques et des « conseils de perfectionnement » des formations.

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Dans ce nouveau cadre, les enseignants-chercheurs auraient aujourd’hui, plus qu’avant, « une conception moins individuelle de l’enseignement », et seraient peut-être plus ouverts à des retours et à des propositions d’amélioration. L’évaluation des cours par les étudiants n’est plus taboue, en particulier chez les plus jeunes professeurs. Mais à condition « de bien clarifier l’objectif de formation, et non pas de contrôle ou de sanction des enseignants via les EEE », prévient Nathalie Younès.

« Une approche néolibérale »

Un lent travail de discussion, voire de conviction, et de votes, dans les communautés universitaires, ainsi que la rédaction de chartes de bonne pratique sont souvent nécessaires pour sauter le pas.

A Sorbonne-Nouvelle, ces efforts ont permis de dépasser les doutes initiaux d’une partie du corps enseignant.« Certains craignaient que ces évaluations par les étudiants puissent être utilisées par l’administration contre eux, ou jouent sur leur carrière, alors qu’elles n’ont qu’un but d’amélioration de la pédagogie et de développement professionnel », confirme Elsa Pic. Ici, seuls les enseignants sont destinataires des résultats de ces documents, qui comportent une quinzaine de questions types, dont deux ouvertes (« Ce que j’ai particulièrement apprécié » et « Ce qui pourrait être amélioré »), auxquelles ils ont la possibilité d’ajouter des questions spécifiques sur leurs cours.

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Rares sont les universités où ces mêmes craintes n’ont pas été exprimées. « Cette pratique peut éventuellement avoir un intérêt si elle est encadrée et se limite à évaluer les enseignements et non les enseignants », commente Eric Berr, maître de conférences en économie à l’université de Bordeaux, où il a testé les EEE au niveau master.

Beaucoup d’universitaires sont assez méfiants sur leur généralisation, selon lui, car « ils voient déjà se multiplier les évaluations et classements dans le champ de la recherche, dans une approche assez néolibérale ». Et ils craignent que ces EEE « servent un jour de critère supplémentaire pour encore individualiser les carrières et attaquer le statut de fonctionnaire », dit-il. « Cela serait-il totalement incohérent que les enseignants-chercheurs soient “aussi” évalués sur leur enseignement ? », s’interroge, en réponse, en insistant sur le « aussi », un président d’université qui ne souhaite pas que son nom soit cité. Le débat reste explosif.

« Des questions assez générales »

Pour répondre aux exigences réglementaires sans braquer la communauté d’enseignants, certaines universités ont fait le choix de ne transmettre les résultats des évaluations qu’aux conseils de perfectionnement des formations, comme l’université de Corse.

« Les questions [sur le rythme du cours, les évaluations, les stages, les supports pédagogiques, etc.] sont volontairement assez générales, pour ne pas cibler un enseignant en particulier et en faire un outil d’évolution des maquettes ou de réflexion collective sur la pédagogie », commente Eric Leoni, vice-président formation et vie étudiante de l’université de Corse, et qui a généralisé, depuis deux ans, les EEE à l’ensemble des formations.

Ailleurs, le choix a parfois été fait de ne transmettre les résultats aux enseignants concernés qu’après un premier « filtrage » par les responsables de la formation, pour vérifier, entre autres, que les commentaires soulignent bien des problématiques pédagogiques, et non directement des enseignants. « Qu’ils le veuillent ou non, quand on critique l’enseignement, on critique obligatoirement l’enseignant qui le donne, les deux vont de pair », estime Emma, une étudiante de 19 ans rencontrée à la Sorbonne-Nouvelle.

Mais attention : « La recherche a montré qu’il n’y avait pas toujours de corrélation entre la satisfaction d’un étudiant par rapport à un cours et ce qu’il a réellement appris », déclare Jean-François Amadieu, professeur en sciences de gestion à l’université Panthéon-Sorbonne. Auteur d’un texte à charge sur les EEE, publié en mars 2022, sur le site du média The Conversation, il met en garde contre les dérives de la pratique si elle n’est pas suffisamment réfléchie : professeurs qui surnotent les copies pour plaire aux étudiants, discrimination en fonction du sexe, de l’origine ethnique ou de la discipline de l’enseignant, etc. Ces biais, la recherche les a parfois mis en avant dans des universités anglo-saxonnes où les évaluations des étudiants, très répandues, peuvent avoir un poids important dans les évolutions de carrière des enseignants. Selon lui, si les garde-fous posés et la méfiance des universitaires limitent pour l’instant ces risques en France, les responsables et enseignants impliqués dans le développement des EEE doivent « les garder bien en tête ».

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