Comment sortir d’un regard dévalorisant sur les pauvres ? Le sociologue Denis Colombi appelle à observer les pratiques économiques pour se déprendre des préjugés. Une analyse salutaire de la condition des catégories les plus défavorisées de la société.

« L’argent des pauvres » est de ces sujets qui alimentent régulièrement le débat politique. Car qui n’a jamais vu, rappelle l’auteur, des enfants arborant des baskets neuves et de marque tout en ne pouvant payer quelques euros de sortie scolaire ? des familles pauvres mais dont les placards regorgent de nourriture ? des migrants à la rue mais collés à leur smartphone ? Régulièrement perçus comme de piètres gestionnaires et des « assistés » délibérément oisifs, les démunis semblent plus proches, pour le dire crûment, du « passager clandestin » de Mancur Olson que de l’éthique protestante de Max Weber.

Un sujet peu audible 

La sociologie n’est pourtant pas avare sur le sujet mais visiblement peu audible. Cet ouvrage la remobilise pour traiter la question dans ses multiples dimensions : pister l’argent que les plus démunis gagnent, les façons dont ils l’utilisent, les représentations sociales afférentes, les réponses politiques à tenter. Car au-delà d’une thèse sur les marchés du travail et la mobilité internationale, Colombi, enseignant en sciences sociales au lycée, est aussi un blogueur et twitteur (@Uneheuredepeine, plus de 16.500 followers en février 2020) qui se revendique de la « sociologie publique » – celle qui pousse à « sortir des murs du laboratoire et affronter des questions politiques » (p. 310).

Contrairement à ce qu’il annonce (« remettre les choses à l’endroit : commencer par répondre sérieusement à la question ‘où va l’argent des pauvres ?’, savoir ce qu’ils en font et pourquoi », p. 12), l’ouvrage entre dans le sujet non par la question des budgets mais par celle des perceptions différentielles de l’argent. Par exemple, versées au bas de l’échelle sociale, les aides en nature (bons de jouets de Noël, Food Stamps…) rassurent bien plus que celles en espèces, par « crainte des effets corrupteurs et séducteurs de l’argent » (p. 29) ; mais la presse people se délecte du faste des plus riches. Dans nombre de pays occidentaux, le regard porté sur les plus démunis par le monde politique voire médiatique est même si dur qu’ils tentent de se différencier les uns des autres pour s’extraire du stigmate – aboutissant au paradoxe politique que Trump peut compter, pour détricoter les dispositifs de lutte contre la pauvreté, sur le soutien de nombreux pauvres eux-mêmes.

L’alimentation d’un sentiment de dépendance

Même versées sous forme monétaire, les prestations publiques sont souvent perçues socialement non comme des droits mais comme des dons, engendrant un sentiment de dépendance et, selon le terme péjoratif qu’on leur accole, « d’assistanat ». D’où l’humiliation ressentie par les bénéficiaires qui, pour contre-don, ne peuvent que se plier aux « contreparties » imposées (ainsi dans le cadre des politiques dites « d’activation des dépenses sociales » ou de bénévolat obligatoire, oxymore qui signe en lui-même son aberration).

Car de fait, ils ont besoin de ces aides. Le RSA-socle, qui concerne environ 1,8 millions de personnes, est de 492 € par mois. Une fois ôtées les dépenses dites « contraintes » ou « pré-engagées » (loyer, eau, gaz, électricité, téléphonie, cantine, assurances, etc.), minées ces dernières décennies par l’explosion des coûts du logement, reste un « revenu arbitrable » de moins de 170 € chez un quart des personnes pauvres. Et qui n’a « d’arbitrable » que le nom puisqu’il faut notamment payer l’alimentation, la voiture et les transports (sans lesquels on perd son travail ou toute chance d’en retrouver un). Ne restent donc plus, chez les 10 % les plus pauvres, que 80 € mensuels à consacrer à l’habillement, aux loisirs et vacances, à l’équipement, etc. Bref, une gageure budgétaire, qui explique le séisme qu’a pu être la baisse de 5 € des APL – séisme inimaginable en haut de la pyramide sociale, mais bien réel en bas. Car non seulement, à ce niveau, « chaque euro compte », mais de surcroît « chaque euro qui manque coûte cher […] par l’effet boule-de-neige des pénalités bancaires et des emprunts d’urgence » (p. 154). Dès lors, « la gestion de l’argent devient une expérience totale. Il faut y penser en permanence, calculer en permanence, compter en permanence » (p. 155).

La stigmatisation des dépenses

Or, en « double peine », leurs dépenses sont souvent stigmatisées comme déraisonnables, insuffisamment ascétiques, mauvaises pour la santé. Sans voir les efforts de gestion quotidiens, considérables et sisyphéens, bien montrés par Ana Perrin-Heredia. Sans voir aussi leurs rationalités : on thésaurise de la nourriture quand restent quelques sous à la fin du mois, pour ne pas manquer les jours suivants ; on se prive pour acheter une paire de baskets aux enfants, car ils ont honte d’être traités de « pauvres » à l’école ; on cède à l’alcool ou aux cigarettes pour supporter tantôt la dureté du travail, tantôt sa déprimante absence ; on s’équipe d’un smartphone pour accéder aux démarches en ligne et aux offres d’emploi, ne pas payer un ordinateur et une ligne téléphonique fixes autrement plus coûteux ; on achète du mobilier ou des équipements domestiques car, à rebours de la « pyramide des besoins » de Maslow, aussi célèbre qu’infondée (selon laquelle les « besoins primaires » devraient être satisfaits avant d’accéder aux besoins de sécurité, puis d’appartenance, puis d’estime, puis d’accomplissement de soi), les plus démunis ont autant faim de reconnaissance et de dignité que de cinq fruits et légumes par jour.

« Il y a même tout lieu de penser que la consommation ostentatoire est plus importante pour les pauvres que pour les autres catégories, dans le sens où le coût de son abandon est plus élevé » (p. 103) : honte et dévalorisation de soi, « endossement définitif et sans doute irrémédiable du rôle de pauvre et de l’identité négative qui constitue la dernière étape de la disqualification sociale » (p. 105). D’où une préconisation aussi tautologique que politiquement iconoclaste : le moyen le plus efficace de lutte contre la pauvreté est… de donner aux pauvres plus d’argent, « suffisamment pour que [l]a vie soit supportable et pour que faire quelques économies soit tout simplement rentable » (p. 89).

Une spécificité : ne pas avoir d’argent

Contre l’idée en effet que les plus démunis seraient quand même un peu différents (en une forme atténue de la vieille « culture de la pauvreté » depuis longtemps battue en brèche), la thèse centrale de Colombi est que leur seule spécificité est de ne pas avoir d’argent. Il n’y a de différences ni ontologique, ni culturelle, ni de capacité gestionnaire, scolaire ou autre. Seule leur pauvreté (donc leur état de contraintes et de manque permanent ; leur confinement géographique et temporel ; leur disqualification sociale) explique les différences de comportements. Si reproduction générationnelle il y a, elle ne puise qu’à « la reproduction d’une condition économique défavorable via des choses aussi matérielles que la transmission d’un capital économique, les conditions concrètes d’éducation, les opportunités sur le marché du travail » (p. 126). Ce qui renvoie à la conclusion précédente : « L’argent apparaît comme […] la cause et la solution à tous les problèmes des pauvres » (p. 229).

Comprendre pourquoi, dans ces conditions, on refuse à toute une part de la population de vivre décemment, conduit à chercher à qui profite l’affaire. D’abord, les pauvres paient plus cher (contraints d’acheter à crédit et parfois dramatiquement, en témoignent les subprimes ou autres crédits revolving ; de toutes les couches sociales, c’est sur leurs logements que la marge des loyers est la plus juteuse, d’autant qu’ils osent moins demander des réparations et mises en conformité par crainte de l’expulsion). Surtout, sous la contrainte de « parodies de choix » (p. 257) (payer une chambre miteuse ou être expulsé, être livreur ou au chômage, etc.), ils font le « sale boulot » (éboueurs, BTP, manipulation de charges lourdes et de produits dangereux, services à la personne, …). Et pour des salaires de misère. Grâce à eux, des entreprises maximisent donc leurs profits et des individus s’enrichissent – soit de l’« exploitation » (p. 232), dans son sens le plus marxiste. « Les pauvres ne sont [donc] pas exclus de l’économie. En tant que producteurs et aussi en tant que consommateurs, ils en sont [même] des acteurs essentiels » (p. 273). « De là, on peut dire que réduire la pauvreté n’est pas un défi si difficile parce qu’elle est un phénomène particulièrement complexe et mystérieux, mais bel et bien parce que beaucoup de personnes ont intérêt à ce qu’elle existe » (p. 258).

Préserver l’ordre social

C’est à cette aune qu’on peut relire la fonction politico-économique de l’assistance, dans une perspective simmelienne : elle ne viserait pas tant à aider les plus fragiles qu’à préserver cet ordre social, assurer la « régulation des pauvres », « maintenir certaines populations à leur place » (p. 226) (il aurait à cet égard été bienvenu de mobiliser également la sociologie politique pour donner à comprendre pourquoi les plus pauvres ne se révoltent pas). D’où le niveau très bas des minimasociaux, lesquels portent bien leur nom puisqu’ils permettent de survivre mais non de vivre décemment – et moins encore de sortir de la pauvreté – : ils assurent le maintien de la pauvreté, donc le statu quo social.

Pour l’auteur, résorber la pauvreté serait pourtant possible – de même que des politiques volontaristes sont durant les Trente glorieuses venues à bout de la séculaire pauvreté des personnes âgées, par les retraites et la revalorisation du minimum vieillesse. Ne manque qu’une volonté politique de mieux répartir les richesses. On ne saurait en effet s’en tenir à la création d’emplois si ceux-ci, comme aux États-Unis (on ajoutera : ou en Allemagne), ne rapportent pas suffisamment pour vivre et sont bien plutôt le levier d’un accroissement des inégalités. En revanche, les expériences consistant à donner inconditionnellement de l’argent (ainsi en Ouganda) aboutissent à une « conclusion extrêmement simple mais tout aussi puissante : donner de l’argent aux pauvres pour les sortir de la pauvreté, ça marche » (p. 285). Contre la théorie du ruissellement (tout aussi fameuse et inopérante que la pyramide de Maslow), les expérimentations montrent en effet que pour irriguer le bas de l’échelle sociale il faut commencer non par le haut mais… par le bas. Et de façon contre-intuitive, préférer les politiques universalistes (moins stigmatisantes ; mieux acceptées ; plus généreuses donc plus protectrices) aux politiques ciblées (qui tendront à la suspicion, donc au contrôle social ; et au ressentiment des couches sociales contributrices, donc à une réduction a minima).

Servi par une écriture limpide, ce salutaire ouvrage témoigne d’une remarquable capacité de médiation de la recherche. On ne saurait trop conseiller de le porter à tous les programmes d’universités d’été politiques ; de le rendre accessible aux engagés associatifs (bénévoles ou salariés) et à tout citoyen soucieux de compréhension sociologique des faits ; d’en faire aussi un petit résumé en haut lieu, en particulier dans le cadre des concertations en cours pour la création d’un Revenu universel d’activité.

L’empreinte de la pauvreté

On regrettera toutefois que l’histoire ne soit jamais réellement mobilisée alors qu’elle est sans doute, par la récurrence et la perduration de pratiques et d’idées si séculaires qu’elles en finissent par être incorporées et naturalisées, le premier facteur expliquant de telle acceptions (et acceptations) de la pauvreté. Dans les trop rares passages où la discipline est convoquée se tapissent en outre de petites erreurs.

Ensuite, à tant « dés-altériser les pauvres » (p. 217), l’auteur minimise peut-être les empreintes extraordinairement profondes que la pauvreté peut laisser sur un individu et jusqu’aux générations suivantes. Jean Labbens, pionnier du renouveau de la sociologie française de la pauvreté au début des années 1960, affirmait ainsi que « le pauvre n’est pas un riche avec de l’argent en moins. C’est un autre homme ». Vingt ans plus tard, le fondateur d’ATD Quart Monde ne dira pas autre chose. Il en va d’un enjeu sociologique – de même que nombre de travaux montrent, de Bourdieu aux Pinçon-Charlot, qu’un riche n’est pas un pauvre avec de l’argent en plus, mais un autre homme (par l’habitus, la multiplication des « capitaux », l’éducation, la culture, son espace social et territorial, etc.).

L’auteur le reconnaît d’ailleurs lui-même en évoquant les footballeurs à succès qui, « en un sens, ne sont pas riches : ils sont plutôt des pauvres qui ont de l’argent » (p. 64). Or le fait importe aussi par les réponses politiques à apporter : donner davantage d’argent ne saurait dispenser, nous semble-t-il, des politiques ciblées (« investissement social », d’éducation prioritaire, de la ville, de l’emploi, etc.), qui restent fondamentalement – temporairement du moins – nécessaires.

Colombi élude aussi le fait (de tous, sans doute le plus épineux politiquement) que la stigmatisation de la pauvreté est depuis les années 1980 profondément liée à la montée du racisme, des discriminations ethniques et de l’extrême droite, rejouant un phénomène séculaire où le mauvais pauvre est tout à la fois le pauvre valide et le pauvre d’ailleurs. Son légitime plaidoyer pour cesser « d’étiqueter » les pauvres (p. 24) et « supprimer le stigmate » (p. 228) risque de buter sur cette aporie majeure.

En outre, finir sur une analyse bienveillante des propositions de revenu universel a certes un caractère stimulant pour changer de regard sur la pauvreté en « repens[ant la notion même de valeur », concernant par exemple les « activités à la fois très utiles et bien peu rémunérées » (p. 303). En rester à considérer qu’il devrait être « d’un montant aussi élevé que possible » et « suffisant – par exemple au-dessus des différents seuils de pauvreté » (p. 295-296), soit au moins 40 % du PIB, et que la chose est « tout à fait faisable » (p. 298), est toutefois un peu court.

L’autre solution (non abordée), certes moins universelle et moins révolutionnaire, mais plus simple et moins coûteuse, serait de réévaluer les minima sociaux voire également le salaire minimum (les premiers devant rester inférieurs au second pour éviter les « trappes à inactivité », dénoncées même par les plus fervents défenseurs des démunis). Reste à savoir de combien. L’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale a calculé que le niveau de non-privation pour une vie minimale décente est d’environ 1500 € par mois. Prudentes, les associations ne demandent aujourd’hui que 870 €. Un profond remodelage de la répartition des richesses dans un cas, un aménagement à la marge dans l’autre. Mais dans tous les cas, des choix de société sur lesquels il serait bon de se pencher.

Denis Colombi, Où va l’argent des pauvres. Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Paris, Payot, 2020, 349 p.

Axelle Brodiez-Dolino

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