Une sociologue enquête sur les moyens qu’ont trouvés les très grands bourgeois new yorkais pour s’accommoder de la culpabilité qui s’attache à leurs privilèges. Cherchant à être moralement dignes de leur fortune, ils s’identifient aux classes moyennes et s’efforcent d’apparaître simples et normaux.
Après avoir passé à la loupe les relations entre le personnel et la clientèle dans des palaces et hôtels de luxe [1], Rachel Sherman franchit la porte des appartements de riches New-Yorkais et met en lumière les tiraillements de jeunes couples de parents fortunés dans une société où sont valorisés mérite et travail. L’ouvrage s’ouvre sur la célèbre théodicée du bonheur de M. Weber, qui souligne que « le bonheur veut être »légitime« » [2]. Dans la série de 50 entretiens conduits auprès d’une « nouvelle élite » [3]empreinte de méritocratie, R. Sherman souligne le rapport ambigu à l’argent de ces fortunés qui, malgré un train de vie dispendieux, partagent les aspirations de la classe moyenne. Les enquêtés sont des États-Uniens qui sortent des universités les plus élitaires, défendent tant le libéralisme économique que l’ouverture et la diversité et travaillent pour beaucoup dans la finance, le marketing, la banque ou encore la publicité. Nouvellement fortunés – l’auteure précise que les héritiers qu’elle a rencontrés ne sont pas issus de la vieille aristocratie américaine (p. 15) -, ils ont tous des revenus annuels les situant dans les 5 % les plus riches de la ville de New York, auxquels s’ajoute, pour nombre d’entre eux, un patrimoine conséquent (voir la note 51, p. 263-264).
R. Sherman montre que la légitimation de la richesse est guidée par l’idée que l’essentiel n’est pas combien l’on possède, mais la façon dont on se rapporte à ce que l’on possède. Les enquêtés ne réinventent pas leur histoire pour la légitimer, mais déploient plutôt des efforts pour se montrer à la hauteur de cet argent accumulé. Ils reconnaissent ainsi que le niveau atteint par leurs revenus n’est pas toujours légitime, mais estimeront cet argent mérité si « des formes d’actions disciplinées » (p. 90) sont déployées en contrepartie. Cette thèse est déclinée dans les 6 chapitres de l’ouvrage, sous-tendus par l’énigme contenue dans le titre – Uneasy Street. The Anxieties of Affluence – d’une aisance financière teintée d’anxiété.
Une aspiration morale à l’ordinaire
Le premier chapitre explore la manière dont les enquêtés perçoivent leurs privilèges et se situent dans l’espace social. R. Sherman propose une typologie binaire et distingue les enquêtés « downard-oriented », qui n’hésitent pas à reconnaître leur aisance par comparaison notamment à ceux qui possèdent moins qu’eux, aux enquêtés « upward-oriented », qui estiment plutôt appartenir à la classe moyenne, donnant pour preuve la richesse et le style de vie de certaines de leurs connaissances qu’ils savent plus aisées. Ces deux formes d’appréciation de leur position éclairent à la fois le degré de fermeture et d’ouverture du milieu dans lequel les enquêtés évoluent et leur orientation politique. Malgré ces différences, ces derniers souhaitent tous « être moralement digne de [leur] fortune » (p. 56) et soulignent à cette fin partager les aspirations de la classe moyenne.
Les efforts des enquêtés se déploient dans 3 directions, exposées dans les chapitres 2 à 4. Un premier impératif moral consiste à rappeler à la sociologue leur « rigoureuse éthique du travail » (p. 74) -, que celui-ci soit rémunéré ou non. L’auteure a par exemple rencontré beaucoup de femmes au foyer, souvent très diplômées et ayant auparavant travaillé, qui insistent sur leurs nombreuses tâches quotidiennes (les enfants, l’organisation de toute la maisonnée, les activités caritatives, etc.), soucieuses de rompre avec l’image de femmes fortunées dont les journées seraient surtout consacrées à l’entretien de leur corps et leur image.
L’impératif de « prudence » (p. 90) dans la consommation constitue un deuxième trait caractéristique des efforts déployés pour mériter sa fortune et asseoir cette aspiration morale à l’ordinaire. R. Sherman discute ici l’argument de T. Veblen [4], qui insiste sur la dimension ostentatoire et distinctive de la consommation de la classe de loisirs. L’acte de dépenser, bien au contraire, ne va pas de soi. R. Sherman montre le malaise qui l’entoure, en particulier lorsque les prix atteignent des montants que les enquêtés savent peu ordinaires. La qualification de certains achats ou services comme exceptionnels rend précisément possibles certaines dépenses : si la rénovation coûteuse d’une maison, un onéreux voyage ou tel achat de vêtement est qualifié d’exceptionnel, c’est bien que les enquêtés ne le considèrent pas comme un dû et se comportent ainsi comme des gens ordinaires, qui ont simplement la particularité d’être dotés de moyens conséquents. La revendication de prudence dans la consommation n’empêche donc pas les enquêtés de s’accoutumer à un train de vie très dispendieux.
Le dernier impératif moral est l’obligation de « rendre », qui se décline à la fois dans le souci de traiter tout le monde de la même manière [5] et dans les dons d’argent et de temps à diverses causes. R. Sherman remarque toutefois que ces dons sont d’abord tournés vers les espaces que fréquentent les enquêtés, comme les écoles privées, les universités prestigieuses ou encore les institutions culturelles et religieuses.
Les 2 derniers chapitres de l’ouvrage montrent comment des conflits se cristallisent au quotidien dans les couples autour de ces 3 impératifs – travail, consommation prudente, dons. Comment les conjoints, notamment lorsqu’ils ne sont pas à l’origine des revenus du ménage, dépensent-ils cet argent ? L’arrivée des premiers enfants modifie la division des tâches et l’allocation des ressources au sein des couples, et provoque aussi des discussions sur l’argent : que cacher/montrer de sa richesse à ses enfants, où partir en vacances, à quelle école les inscrire ou encore comment leur inculquer un sens des limites en termes de consommation ? Autant de questions qui, pour l’auteure, justifient la circonscription de l’enquête à ces couples de jeunes parents. Plutôt que de remettre en cause les avantages matériels de leurs enfants, ils « veulent que [ces derniers] comprennent qu’ils ont plus que les autres, sans se croire meilleurs que les autres » (p. 229), qu’ils voient dans certaines dépenses quelque chose de spécial, même si celles-ci sont souvent habituelles pour eux.
Quand la richesse est teintée d’anxiété
R. Sherman avance différents arguments pour expliquer le malaise qui accompagne les dépenses et l’anxiété des enquêtés vis-à-vis de l’argent. D’abord, certains enquêtés vivent avec l’idée qu’ils pourraient perdre leur emploi et donc leur source de revenus du jour au lendemain. Cette perspective permet de comprendre la distance qu’ils mettent avec leur train de vie actuel et l’idée qu’ils doivent pouvoir être heureux avec moins. Elle témoigne aussi d’un sentiment d’insécurité qui atténue l’impression d’être privilégié : « S’inquiéter des finances du ménage est un autre moyen d’éviter le sentiment d’aisance. » (p. 69).
Le poids de la division sexuée des tâches dans les couples éclaire d’une autre façon l’anxiété qui habite ces riches New-Yorkais. Cherchant à obtenir des entretiens dans une enquête que R. Sherman décrit comme la « recherche la plus difficile sur laquelle elle a travaillé » [6] (p. 239), elle a eu l’idée d’entrer sur le terrain en sollicitant les personnes autour d’un sujet moins tabou que l’argent, mais qui permet aisément d’aborder la question des dépenses en entretien : celui des rénovations de maisons et appartements. Ceci explique que les 3 quarts de ses enquêtés soient des femmes, qui s’occupent de la rénovation et sont, plus largement, souvent en charge des dépenses – courses, école, loisirs des enfants, organisation des vacances, etc. R. Sherman montre combien ces femmes, en particulier lorsqu’elles ont laissé de côté leur carrière avec l’arrivée d’un premier enfant, se sentent contraintes dans les dépenses qu’elles engagent, considérant qu’elles utilisent un argent qui n’est pas le leur. Si certaines en viennent à cacher certains montants ou achats à leur mari, celui-ci garde un contrôle qui, bien souvent, les conduit à faire attention à leurs dépenses, qu’elles doivent pouvoir justifier [7].
Dans l’ombre, les pratiques
L’auteure montre de façon stimulante la manière dont anxiété et richesse peuvent aller de pair, mais elle ne tranche pas toujours entre les explications qu’elle fournit. En la suivant, la propension à la prudence dans les achats serait d’abord le fruit d’un impératif moral visant à légitimer sa fortune. Mais on est tenté de penser qu’elle est peut-être le seul produit des contraintes fortes qui pèsent sur les dépenses des femmes mises en lumière dans le dernier chapitre, la division sexuée des tâches étant particulièrement criante autour de l’argent et de sa gestion. Comme le souligne l’auteure dans un stimulant appendice méthodologique, beaucoup des femmes rencontrées n’ont pas de vue complète sur le patrimoine du couple : sur le montant des actifs détenus, comme sur les supports de détention. Comment, dès lors, dépenser pour elles un argent sur lequel l’auteure nous dit qu’elles ont précisément peu prise ?
On bute là sur une difficulté plus générale, que rencontre tout sociologue qui cherche d’abord à recueillir les discours et représentations des enquêtés, soit ici « des portraits des personnes méritantes qu’ils voudraient être et des descriptions de ce sur quoi cette conception du mérite repose » (p. 252). La moindre importance accordée aux pratiques, qui « ne l’intéressent pas au premier chef » (ibid.) explique qu’elle n’ait recouru qu’à l’entretien. L’entrée par les rénovations d’appartements laisse pourtant penser qu’il y avait, autour de cet objet, matière à observer les relations nouées avec les professionnels en charge des rénovations [8]. Par ailleurs, les quelques anecdotes émaillant les entretiens éclairent pleinement les tiraillements autour des dépenses étudiés par R. Sherman. L’attention plus systématique portée aux pratiques ou récits de pratiques aurait sans doute permis de mieux restituer la place occupée par cette aspiration morale à l’ordinaire, en dehors du moment où la sociologue invite explicitement les enquêtés à réfléchir et à mettre des mots sur leur aisance financière.
L’ouvrage de R. Sherman rappelle combien, en matière d’enquête sur les possédants, il peut être pertinent de rompre avec l’approche usuelle de la richesse qui restreint la fortune aux « super-riches » et à ceux qui, à l’image des personnages de certaines séries, films ou reportages, affichent leur train de vie extraordinaire (p. 239). Une telle focale retient uniquement les moments et les espaces où la fortune est faite corps et laisse de côté le travail de nombre de fortunés, gagnés aux idéaux méritocratiques, pour rester « ordinaires ». R. Sherman souligne ainsi qu’il importe d’étudier la richesse en prêtant attention à des aspects plus tabous [9], plus invisibilisés, plus intimes, à l’instar de l’argent et des dépenses. Son approche, si elle ne permet pas de rendre compte des logiques d’accumulation, redonne du souffle à la littérature sur le style de vie des plus fortunés et sur la méritocratie, en mettant en lumière les tiraillements quotidiens qui émaillent les décisions de consommation de jeunes couples fortunés.
Rachel Sherman, Uneasy Street. The Anxieties of Affluence, Princeton, Princeton University Press, 2017, 308 p.