Parution de mon article dans “Gestions Hospitalières” de janvier 2016.

Coopérer, collaborer, jouer collectif… le « co » est à l’ordre du jour dans tous les secteurs d’activité. L’auteure nous propose ici les bases d’un « petit manuel de coopération » afin de s’y repérer.

S’en sortir ou y entrer

Imaginons que nous interrogions des personnes en entreprise, à l’hôpital, au travail en général – de fonctions, d’âges et de sexes différents – sur leur définition de la coopération. Il y a fort à parier qu’une majorité indiquera qu’il s’agit d’une manière de travailler avec les autres allant au-delà de la simple obligation et portée par une envie que les choses se passent bien. De même, si nous leur posons la question de leur envie de coopérer, il est probable qu’aucune n’affirmera que coopérer est en soi une mauvaise idée, même si dans la diversité des réponses nous en trouverons certainement du type : « oui c’est bien, mais pas avec tout le monde », « difficile, ça n’est pas toujours valorisé ou reconnu » ou bien « jamais de la vie, c’est la loi de la jungle ici » ou encore « pour moi, ça devrait être naturel et pas imposé ».

En d’autres termes, de même que la confiance ne se décrète pas, la coopération serait affaire de choix personnel, dicté bien sûr par le contexte et les personnes avec lesquelles on travaille, mais aussi par des convictions, expériences ou bénéfices attendus. Regardons donc de plus près ce que recouvrent les termes de coopération et de collaboration afin de mieux cerner les ressorts de ce choix.

De ce point de vue, les définitions du Petit Robert ne nous sont pas d’une grande aide puisqu’elles indiquent pour « coopérer » : « agir, travailler conjointement avec quelqu’un, collaborer » ; et pour « collaborer » : « travailler en collaboration (avec d’autres), coopérer ». Autrement dit, que l’on coopère ou que l’on collabore, il est question d’agir, de travailler avec d’autres, ce qui somme toute correspond au quotidien dans les entreprises et à l’hôpital. Dès lors, sur quoi se fonde ce « travailler ensemble » lorsqu’il est demandé aux professionnels de « coopérer » ? S’agit-il de répéter une évidence qui est que l’on ne s’en sort jamais seul, en entreprise comme ailleurs, et que les autres sont toujours là pour épauler ou contrecarrer la réussite de nos projets et actions ? Il apparaît en tout cas que pour s’en sortir il est nécessaire d’entrer dans un jeu collectif dont la maîtrise des règles est essentielle.

Maîtriser les règles

Faire le constat que l’on travaille avec d’autres, qu’il existe un gap entre le travail prescrit et le travail réel, que tout ne peut être formalisé ou contractualisé, que la rationalité requiert une part d’intuition (le fameux « Eurêka » d’Archimède !)… constituent autant d’indices en faveur d’une démarche de coopération. Quelles en sont donc les règles ? Les travaux de France Henri et Karin Lundgren-Cayrol (« Apprentissage collaboratif à distance », 1997, 2001), par exemple, peuvent alors nous être utiles, qui opèrent une distinction entre travail coopératif et travail collaboratif à partir de 4 critères :

  • Le partage du travail. Dans un groupe coopératif, chacun réalise une partie de la tâche et le travail est réalisé seulement quand tous les membres ont fait leur part du travail. Dans un groupe collaboratif, chacun réalise la tâche à sa manière et 2 productions sont faites en parallèle : une production collective et les productions individuelles.
  • L’encadrement du travail. Dans un groupe coopératif, le niveau de contrôle est fort et le niveau d’autonomie de chacun relativement faible. Dans un groupe collaboratif, c’est l’inverse.
  • Les interactions entre les acteurs. Dans un groupe coopératif, la complémentarité des tâches crée un sentiment de dépendance réciproque, les interactions sont donc importantes et hiérarchisées. Dans un groupe collaboratif, c’est la mise en commun des idées qui prime et les interactions ont plutôt un caractère « associatif ».
  • La définition du but à atteindre. Dans les 2 cas, les groupes travaillent ensemble pour réaliser un but commun. Cependant, dans un groupe coopératif, le but est une production commune et c’est le groupe en tant qu’entité qui atteint le but. Alors que dans un groupe collaboratif, chacun utilise l’ensemble des ressources du groupe pour atteindre son but et contribuer ainsi à l’atteinte du but commun.

Selon ces critères, il existerait ainsi une « hiérarchie » entre travail coopératif et travail collaboratif, le premier se fondant sur une division des tâches relativement « taylorienne » et une autonomie faible, tandis que le second développerait plus d’égalité et d’autonomie. Faut-il dès lors préciser que si les chercheurs sont d’accord pour opérer cette distinction entre ces 2 façons de « travailler ensemble » et leurs 4 critères, certains considèrent que ce que l’on appelle travail coopératif est en fait du travail collaboratif et inversement. S’il ne s’agit donc pas ici de trancher ce débat, il est en revanche utile de rappeler qu’il n’existe pas de frontière étanche entre ces 2 modes de travail pouvant être choisis conjointement ou successivement en fonction des objectifs à atteindre et des acteurs en présence.

Choisir sa stratégie

Travailler avec les autres étant une évidence autant qu’une nécessité dans les organisations, et la coopération ainsi que la collaboration en constituant les modes opératoires actuels (à moins que certains s’efforcent encore de contraindre et d’imposer), se pose la question de savoir quelle stratégie adopter, trois options au moins se présentant.

Dans la première option, nous retrouvons le constat que la coopération, comme la confiance, ne se décrètent pas et qu’il existe au sein des entreprises des relations affinitaires, difficilement formalisables et en partie désintéressées, fondées par exemple sur le don et le contre-don, permettant de coopérer au-delà ou malgré les modes de travail et d’organisation imposés. Cette option est cependant à considérer avec précaution. D’une part, parce qu’en alimentant le jeu des « affinités électives », elle renforce les logiques d’identités et d’appartenances « entre soi ». D’autre part, car elle tend à faire oublier que la logique de don et contre-don n’est pas si désintéressée, puisqu’en donnant on oblige l’autre non seulement à recevoir mais également à rendre, le plaçant ainsi en position de dépendance, voire de compétition.

Dans la deuxième option, une rationalité clairement plus « combative » est affichée. Prenons un exemple de la théorie des jeux pour l’illustrer. Deux prévenus, soupçonnés d’un même crime, sont enfermés chacun dans une pièce sans pouvoir communiquer. Le juge propose à chacun le marché suivant : « avoue ton crime et tu bénéficieras d’une remise de peine, mais si tu es dénoncé par ton complice, tu auras le maximum ». Si chacun est persuadé que l’autre ne dira rien, il a intérêt à garder le silence (ni se dénoncer, ni dénoncer l’autre) et les 2 recouvriront la liberté. En revanche, si chacun craint que l’autre parle, il a intérêt à dénoncer (soi-même ou l’autre), de sorte qu’en voulant minimiser le risque, il choisit une solution qui n’est pas optimale. En d’autres termes, dès qu’une décision implique d’autres personnes, elle dépend de ce que « l’on pense que les autres pensent », dans un jeu de miroirs à l’infini requérant la coopération et la confiance pour lever l’incertitude.

Dans la troisième option, il s’agit de sortir d’une coopération essentiellement affinitaire, tout en évitant le repli vers la somme des seuls intérêts individuels dont la coopération servirait à pallier les impasses. C’est là qu’intervient la dynamique de la co-construction fondée sur 3 partis pris principaux :

  • Le crédit d’intention, car c’est la confiance dans l’intelligence des autres qui favorise l’envie de coopérer.
  • La marge de manœuvre, car c’est en donnant ou redonnant des espaces de liberté que la coopération peut se déployer.
  • La mise en action, car c’est dans l’action que l’on s’engage et concrétise la coopération.

Cette dynamique de co-construction constitue ainsi une stratégie clé afin de développer une coopération et une collaboration pérennes. Reste que son principal handicap réside dans le fait qu’on la réduit trop souvent à un outil de manipulation, la tentation étant forte d’ajouter un étage de co-construction plus ou moins factice dans les organisations au lieu d’en redéfinir réellement le fonctionnement.

Passer à l’action

Passer à l’action en s’appuyant sur la co-construction constitue un moyen sûr de développer des pratiques de coopération et de collaboration. Reste alors à choisir ou combiner 3 modes d’intervention principaux dans lesquels déployer cette co-construction.

Le premier mode d’intervention met l’accent sur la prise de conscience et l’envie (via un travail sur la motivation) ainsi que sur les intérêts bien compris et les outils adéquats (via un travail sur les comportements). Utile, ce mode d’intervention est néanmoins assez réducteur s’il est utilisé seul.

Le deuxième mode d’intervention utilise la dynamique « systémique » c’est-à-dire les interactions individuelles et collectives. C’est d’ailleurs en observant les pathologies liées à certaines tensions ou contradictions dans ces interactions que l’analyse systémique s’est développée. Inutile donc, par exemple, de promouvoir la coopération si tous les dispositifs RH et managériaux promeuvent, eux, l’individualisme, à moins d’admettre que la « double-contrainte » constitue le régime de marche de l’entreprise.

Le troisième mode d’intervention se fonde sur la « culture » de l’entreprise dans sa définition anthropologique selon laquelle une entreprise est constituée de 4 champs en interaction :

  • Le champ des identités : professionnelles, métiers…
  • Le champ de l’organisation : du travail, de la production…
  • Le champ du pouvoir : hiérarchie, réseaux d’influence…
  • Le champ des systèmes de pensée : management, valeurs…

Sachant que le repérage des interactions entre ces 4 champs permet, par exemple, de comprendre de quelle manière tel système de pensée vient « naturaliser » les mécanismes de pouvoir en place et ainsi les légitimer, ou bien en quoi l’organisation et les processus sont impactés par les identités professionnelles, ou encore sur quelles bases reposent les hiérarchies entre identités métiers.

L’intérêt de ce troisième mode d’intervention se situe sur au moins 3 plans :

  • Il bouscule la hiérarchie couramment admise entre l’organisation et les systèmes de pensée, ces derniers étant souvent considérés comme venant s’ajouter, voire perturber l’organisation. En effet, l’organisation est « pensée » avant d’être mise en œuvre et relève donc des systèmes de pensée dont elle est l’une des productions, de même qu’elle a besoin qu’un système de pensée vienne asseoir sa légitimité.
  • Il redimensionne l’impact des jeux relationnels dans la mesure où chacun des 4 champs se concrétise dans des relations : relations d’identités, de production, de pouvoir et relations de connaissance ou de croyances.
  • Il repositionne les enjeux, objectifs et modes d’action en les inscrivant dans l’ensemble des champs de l’entreprise. A ce titre, vouloir modifier certains comportements nécessite de piloter les réagencements entre les 4 champs rendant possible de nouvelles pratiques.

Sauter dans l’inconnu

Les bases de ce petit manuel resteraient incomplètes si elles ne revenaient, pour conclure, sur une évidence parfois oubliée : les « tendances et modes » au travail aident à repérer les enjeux et tensions à l’œuvre. Ce que la recherche de coopération fait à sa manière, nous rappelant, selon la formule de Maurice Godelier, que « Les humains, à la différence des autres espèces sociales, ne vivent pas seulement en société : ils produisent de la société pour vivre ».

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Carré Pluriel – Marie Rebeyrolle : Petit Manuel de Coopération.pdf