L’engagement est la promesse d’un combat. Un combat dont la cause, en s’appuyant sur un « mouvement sublime » et de l’« audace », selon les termes chers à Danton, nous rendrait capables de vaincre l’« ennemi ».

Et l’on voit bien, en certaines occasions, cette dynamique à l’œuvre dans les entreprises, lorsqu’il s’agit de préserver leur survie ou bien, dans des situations plus ordinaires, de mettre en œuvre un projet. Reste alors à savoir comment cette alchimie du « sublime » et de l’« audace » fonctionne, transformant ce projet en action collective dans laquelle chacun s’engage pour le faire réussir.

Engagez-vous, rengagez-vous qu’ils disaient…

Les entreprises se doivent de répondre à des engagements difficilement conciliables : aligner leurs modes de fonctionnement sur des critères de performance et de rentabilité inflexibles tout en préservant la motivation – l’engagement ? – des équipes sans laquelle les résultats risquent de ne pas être au rendez-vous. Enjeu délicat, tant la divergence des intérêts semble consommée entre les acteurs en présence, qui n’est pas sans évoquer la fameuse rengaine désabusée des légionnaires romains « engagez-vous, rengagez-vous qu’ils disaient » après avoir été battus une énième fois par Astérix et Obélix. Car autant pour les managers que pour les collaborateurs peut poindre un sentiment de désillusion, d’impuissance ou de morosité conduisant à préserver un statu quo, en attendant…

L’engagement est ainsi la promesse d’un combat dont l’issue reste incertaine et qui implique de prendre le risque… de s’engager. Pourquoi alors prendre ce risque ? Qu’est-ce qui pousse les légionnaires romains à se faire maltraiter encore et encore ? La réponse est simple : parce qu’ils se sont engagés… dans la légion. Et qu’est-ce qui pousse Astérix et Obélix à combattre encore et toujours les légionnaires ? La réponse est également simple : parce qu’ils se sont engagés… à protéger leur village. Dans les deux cas, un même engagement, mais de nature différente. Un engagement fait de discipline, de conformisme et de résignation pour les légionnaires romains. Un engagement fait d’insoumission, d’indépendance et de créativité pour Astérix et Obélix. Et deux natures d’engagement conduisant à des résultats fort différents.

Au fondement de l’engagement

S’il est possible d’identifier les conditions qui motivent un engagement, elles n’en épuisent pas la compréhension qui reste en partie une énigme pour soi-même autant que pour les autres.

Selon Pierre Bayard, auteur de « Aurais-je été résistant ou bourreau ? » (Editions de Minuit, 2013), la capacité d’engagement « n’implique pas seulement une re-création du monde, traversé de nouvelles lignes de force qui en remodèlent le paysage, elle signifie aussi une re-création de soi » (p. 156). Autrement dit, l’engagement dans l’action modifie autant la réalité externe que celle de celui qui s’engage. Ce qui, rapporté aux aventures d’Astérix et Obélix, permet de comprendre pourquoi la formule « engagez-vous, rengagez-vous qu’ils disaient » est devenue emblématique d’une dérision de l’engagement. Car les légionnaires qui la prononcent – tel un mantra – restent étrangers au changement que produit un engagement véritable et demeurent identiques à eux-mêmes.

Ni pour ni contre bien au contraire

Une fois engagé dans une entreprise, la question de l’engagement du salarié reste entière, celui-ci pouvant en effet osciller entre de multiples positions dont trois sont particulièrement emblématiques :

  • La soumission. Le salarié suit alors les directives et n’est pas sans éprouver un sentiment parfois amer de désillusion qu’illustre la conclusion des légionnaires « qu’ils disaient », marquant qu’il existerait un monde entre ce qui était espéré – ce qui avait été promis ? – et la réalité.
  • La rébellion, qui peut prendre deux formes. D’une part, la grève du zèle : un salarié peut décider de s’en tenir aux règles du travail prescrit le conduisant immanquablement à ne plus travailler efficacement. D’autre part, il peut, tel Gaston Lagaffe, déployer des trésors d’énergie et d’inventivité pour ne pas travailler.
  • L’encerclement. Si les workaholics sont passés de mode, reste que le régime de marche dans les entreprises est celui de l’hyperactivité qui rend difficile toute prise de distance et donne le sentiment au salarié qu’il est encerclé… par la réalité. Encerclement ne lui laissant alors d’autre choix qu’une fuite en avant éperdue l’incitant à avancer coûte que coûte.

Dans ces trois positions, l’engagement s’avère sous ou sur-joué, s’apparentant à la fameuse réplique de Coluche « ni pour ni contre, bien au contraire », dans laquelle l’individu, en même temps qu’il proclame son engagement « pour » ou « contre », dénie cet engagement, s’en distancie et le rompt.

Engagement et co-construction

C’est la difficulté à laquelle les entreprises sont confrontées. La pratique de l’accompagnement de projets de changement et celle du coaching sont à ce titre instructives. Dans les deux cas, une même démarche, fondée sur la co-construction, qui permet d’éviter l’alternative entre « j’attends la solution » ou « j’apporte la solution », alternative dont les résultats sont rarement mobilisateurs, efficaces et pérennes. Cette démarche de co-construction se fonde sur trois principes :

  • Le crédit d’intention (par opposition au procès d’intention). Car c’est en ayant confiance dans l’intelligence des équipes, des autres, de l’autre et de soi que l’on peut co-construire avec eux de nouvelles solutions opérationnelles.
  • La marge de manœuvre. Car c’est en se décalant, en donnant ou en redonnant des espaces au possible que l’on (s’)ouvre (à) de nouvelles solutions.
  • La mise en action. Car c’est dans l’action que l’on s’engage, l’engagement se concrétisant dans l’action et l’action venant renforcer engagement.

Encore faut-il que les managers ne confondent pas mise en action et manipulation, ou que l’entreprise fasse son deuil d’une solution immédiate et parfaite. Se décaler, créer de nouvelles marges de manœuvre ou de nouveaux possibles demeure une expérience singulière. Celle de se dégager de la croyance en une réalité toute-puissante (à laquelle on se soumet, contre laquelle on se révolte ou dans laquelle on se perd) et de s’engager dans la croyance en une réalité dans et sur laquelle il est possible d’agir.

La promesse de l’engagement

L’engagement est une promesse… recelant une part d’énigme. Aux extrêmes, l’admiration ou le rejet : « trop risqué », « pas pour moi », « je n’ai pas le temps »… Nous tenons alors l’engagement à distance… Ou bien, nous acceptons d’obéir à un ordre d’engagement, oscillant ainsi entre l’illusion et la désillusion de ce mirage d’un engagement tombé du ciel. A moins que nous ne nous engagions dans la voie d’une lutte contre tout engagement qui pourrait mettre en péril notre sentiment de liberté. A moins encore que nous ne choisissions un engagement chevillé au corps pour une cause, une mission ou un travail dans lesquels nous avons alors toutes les chances de sombrer corps et âme.

Dans tous les cas, c’est la part de promesse de l’engagement qui est ratée. Celle qui ouvre à l’action dans et sur la réalité. Celle qui accepte que quelque chose rate justement, achoppe ou échappe dans l’action elle-même. Celle qui sollicite une part de « re-création » du monde et de soi.

L’article sur Les Echos.fr