L’engagement est une promesse… Qui, comme toute promesse, « n’engage que ceux qui y croient », ajouteraient certains malicieux. Promesse d’obéissance, d’amour, de résistance, de loyauté, d’action…

L’épreuve de l’engagement est alors celle de toute promesse. Tenir sa promesse, tenir son engagement dans un projet pour lequel nous déployons énergie et action afin qu’il passe l’épreuve de réalité.

En quoi cette dynamique de l’engagement peut-elle intéresser les entreprises, elles qui ont longtemps été un haut lieu de l’engagement – … pour la cause ouvrière ! –, engagement essentiellement syndical qui luttait pied à pied et fonctionnait sur le mode du rapport de force ? Il est évidemment peu probable que lorsque des dirigeants, des DRH ou des managers en appellent aujourd’hui à l’« engagement » de leurs collaborateurs ce soit dans cette perspective de réactiver une « lutte des classes » moribonde et en tout cas passée de mode. C’est bien plutôt à la puissance d’action de l’engagement qu’ils se réfèrent, qui forge un collectif, peut déplacer des montagnes et rendre possible l’impossible.

Les entreprises, en recherchant l’engagement de leurs collaborateurs, seraient ainsi, tel Archimède, en quête du levier leur permettant sinon de « soulever le monde » du moins d’assurer leur développement dans un contexte où leur pérennité se gagne de haute lutte et requiert donc toutes les énergies.

De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace

Quels sont alors les ingrédients de l’engagement ? Danton répondrait « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace », selon sa célèbre formule prononcée le 2 septembre 1792 devant l’assemblée législative, alors que « l’armée ennemie » est en marche vers Paris. Que dit en effet son discours ? « Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre (…) Nous demandons que vous concouriez avec nous à diriger ce mouvement sublime du peuple (…) Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne ou de remettre ses armes soit puni de mort (…) Le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace et la France est sauvée. »

L’engagement est ainsi la promesse d’un combat. Un combat dont la cause, en s’appuyant sur un « mouvement sublime » et de l’« audace », nous rendrait capables de vaincre l’« ennemi ». Et l’on voit bien, en certaines occasions, cette dynamique à l’œuvre dans les entreprises. Lorsqu’il s’agit, dans des cas extrêmes, de préserver la survie d’une entreprise ou bien, dans d’autres situations plus ordinaires, de bousculer les habitudes et de mettre en œuvre un projet. Reste alors à savoir comment cette alchimie du « sublime » et de l’« audace » fonctionne, transformant ce projet en action collective dans laquelle chacun s’engage pour le faire réussir.

Engagez-vous, rengagez-vous qu’ils disaient…

Les entreprises se doivent de répondre à des engagements difficilement conciliables : aligner leurs modes de fonctionnement sur des critères de performance et de rentabilité inflexibles tout en préservant la motivation – l’engagement ? – des équipes sans laquelle les résultats risquent de ne pas être au rendez-vous. Enjeu délicat, tant la divergence des intérêts semble consommée entre les acteurs en présence, qui n’est pas sans évoquer la fameuse rengaine désabusée des légionnaires romains « engagez-vous, rengagez-vous qu’ils disaient » après avoir été battus une énième fois par Astérix et Obélix. Car autant pour les managers que pour les collaborateurs peut poindre un sentiment de désillusion, d’impuissance ou de morosité conduisant à préserver un statu quo, en attendant…

L’engagement est ainsi la promesse d’un combat dont l’issue reste incertaine et qui implique de prendre le risque… de s’engager. Pourquoi alors prendre ce risque ? Qu’est-ce qui pousse les légionnaires romains à se faire maltraiter encore et encore ? La réponse est simple : parce qu’ils se sont engagés… dans la légion. Et qu’est-ce qui pousse Astérix et Obélix à combattre encore et toujours les légionnaires ? La réponse est également simple : parce qu’ils se sont engagés… à protéger leur village. Dans les deux cas, un même engagement, mais de nature différente. Un engagement fait de discipline, de conformisme et de résignation pour les légionnaires romains. Un engagement fait d’insoumission, d’indépendance et de créativité pour Astérix et Obélix. Et deux natures d’engagement conduisant à des résultats fort différents, puisque les légionnaires romains sont dans le camp des vaincus, tandis qu’Astérix et Obélix sont dans celui des vainqueurs. Pour preuve, nos héros disposent de la potion magique qui les rend invincibles !

La morale de l’histoire serait-elle alors que pour s’engager mieux vaut rallier la juste cause ou le « bon » camp qui dispose de la potion magique ? « Aurais-je été résistant ou bourreau ? » s’interroge Pierre Bayard dans son dernier ouvrage faisant l’hypothèse qu’au lieu d’être né en 1954, il serait né, comme son père, en janvier 1922 et aurait donc été « plongé comme lui dans la tourmente de l’histoire[1] ». Je laisse bien sûr à chacun le plaisir de découvrir les hypothèses qu’il pose pour en venir à deux points d’analyse sur ce qui lui apparaît être au fondement de l’engagement :

  • Le premier point concerne le processus de prise de décision qui conduit à s’engager dans l’action. La force puisée en soi-même et dans les autres ainsi que dans une croyance profonde permet en effet de cerner ce « point de bascule ». Mais, nous dit Pierre Bayard, « celui-ci demeure cependant inaccessible, comme ce lieu d’énigme en chacun où se mêlent les forces antagonistes dont nous sommes la résultante et qui nous portent vers la décision[2]». Autrement dit, s’il est possible d’identifier les conditions qui motivent un engagement, elles n’en épuisent pas la compréhension qui reste en partie une énigme pour soi-même autant que pour les autres. Il est donc probable que les propriétés « magiques » de la potion d’Astérix et Obélix soient emblématiques de leur engagement – lui-même magique – dans lequel ils puisent leurs victoires. De même que l’on comprend mieux la volonté et les difficultés des entreprises à faire appel à un engagement de cette nature, énigmatique ou « magique », chez leurs collaborateurs.
  • Le second point concerne les modalités de cet engagement dans l’action pour celui qui s’engage. Il s’agit certes d’une expérience qui nécessite une « capacité à sortir du cadre » et à inventer « des bifurcations qui ne se dessinaient pas en temps normal ». Mais, ajoute Pierre Bayard, « cette capacité n’implique pas seulement une re-création du monde, traversé de nouvelles lignes de force qui en remodèlent le paysage, elle signifie aussi une re-création de soi[3]». Autrement dit, l’engagement dans l’action modifie autant la réalité externe que celle de celui qui s’engage. Ce qui, rapporté aux aventures d’Astérix et Obélix, permet de comprendre pourquoi la formule « engagez-vous, rengagez-vous qu’ils disaient » est devenue emblématique d’une dérision de l’engagement. Car les légionnaires qui la prononcent – tel un mantra – restent étrangers au changement que produit un engagement véritable et demeurent identiques à eux-mêmes.

Ni pour ni contre bien au contraire

Les entreprises sont ainsi en quête de cette potion magique de l’engagement, de cette « audace » chère à Danton, de cette étincelle qui force la victoire. Car il est certain qu’une fois engagé dans une entreprise, la question de l’engagement du salarié reste entière, celui-ci pouvant en effet osciller entre de multiples positions dont trois sont particulièrement emblématiques :

  • La soumission. Le salarié suit alors les directives, subit plus ou moins les situations et n’est pas sans éprouver un sentiment parfois amer de désillusion qu’illustre la conclusion des légionnaires « qu’ils disaient », marquant qu’il existerait un monde entre ce qui était espéré – ce qui avait été promis ? – et la réalité.
  • La rébellion. Etape pouvant succéder à la soumission ou être d’emblée choisie, la rébellion peut prendre en particulier deux formes. D’une part, la grève du zèle exemplaire de la différence entre travail prescrit et travail réel. En d’autres termes, un salarié peut décider de s’en tenir aux règles du travail prescrit le conduisant immanquablement à ne plus travailler efficacement. D’autre part, il peut, tel Gaston Lagaffe, déployer des trésors d’énergie et d’inventivité pour ne pas travailler, ce qui nécessite un travail acharné.
  • La fuite en avant. Si les workaholics sont passés de mode, si « le culte de la performance » induisant « la fatigue d’être soi » ont été précisément analysés, reste que le régime de marche dans les entreprises est celui de l’hyperactivité qui rend difficile toute prise de distance et donne le sentiment au salarié qu’il est encerclé… par la réalité. Encerclement ne lui laissant alors d’autre choix qu’une fuite en avant éperdue l’incitant à avancer coûte que coûte.

De l’engagement est à l’œuvre dans ces trois positions : engagement à obéir, à résister ou à se perdre. Processus d’engagement qui, excepté pour le deuxième, semblent en partie conformes aux attentes des entreprises. Pourtant, une certaine dissonance transparaît, une sorte d’absence à soi ou à la réalité. L’engagement s’avère sous ou sur-joué, s’apparentant à la fameuse réplique de Coluche « ni pour ni contre, bien au contraire », dans laquelle le « pour » et le « contre » sont simultanément affirmés et niés, opposés et conjugués ; dans laquelle l’individu, en même temps qu’il proclame son engagement « pour » ou « contre », dénie cet engagement, s’en distancie et le rompt.

C’est la difficulté à laquelle les entreprises sont confrontées, qui leur fait appeler de leurs vœux l’engagement de leurs collaborateurs, sans qu’il soit d’ailleurs toujours certain qu’elles sachent ce qu’elles attendent en demandant cela. La pratique de l’accompagnement de projets de changement et celle du coaching sont à ce titre instructives. Dans les deux cas, une même démarche, fondée sur la co-construction, qui permet d’éviter l’alternative entre « j’attends la solution » ou « j’apporte la solution », alternative dont les résultats sont rarement mobilisateurs, efficaces et pérennes. Cette démarche de co-construction se fonde sur trois principes :

  • Le crédit d’intention (par opposition au procès d’intention). Car c’est en ayant confiance dans l’intelligence des équipes, des autres, de l’autre et de soi que l’on peut co-construire avec eux de nouvelles solutions opérationnelles.
  • La marge de manœuvre. Car c’est en se décalant, en donnant ou en redonnant des espaces au possible que l’on (s’)ouvre (à) de nouvelles solutions.
  • La mise en action. Car c’est dans l’action que l’on s’engage, l’engagement se concrétisant dans l’action et l’action venant renforcer engagement.

Ces éléments de méthode, aussi simples qu’efficaces, favorisent l’engagement à agir et l’engagement dans l’action. Autrement dit, ils soutiennent la réalisation d’actions qui savent mobiliser énergies, compétences, coopération, confiance et créativité pour réussir. Pourquoi alors cette méthode reste-t-elle relativement peu pratiquée, ce dont témoigne en particulier cette interrogation des entreprises sur un engagement espéré et hypothétique de leurs collaborateurs ? Trois raisons principales peuvent être posées :

  • Tout d’abord, si les managers ont bien compris que leur objectif prioritaire est de faire agir leurs collaborateurs, ils confondent trop souvent mise en action et manipulation, cherchant à imposer leur solution – parfois en pratiquant l’imposition bienveillante –, oubliant dans le feu de l’action le crédit d’intention qui n’est pas un simple outil mais une manière d’être et d’agir, certains diraient une « posture ».
  • Ensuite, si par exemple le « développement des collaborateurs » ou le « management participatif » sont devenus des incontournables, l’hyperactivité dans les entreprises tend à privilégier la recherche d’une solution immédiate et parfaite. Dans cette perspective, comment s’accommoder d’actions imparfaites, prendre le risque d’un pilotage où tout n’est pas sous contrôle, ouvrir en quelque sorte la boîte de Pandore ?
  • Enfin, si l’on peut être convaincu de l’efficacité de cette démarche, reste que sa mise en pratique nécessite de savoir faire preuve d’une certaine créativité pour justement ouvrir d’autres possibles. De sorte que, même sans être « résistant au changement », se décaler, créer de nouvelles marges de manœuvre ou de nouveaux possibles demeure une expérience singulière. Celle de se dégager de la croyance en une réalité toute-puissante (à laquelle on se soumet, contre laquelle on se révolte ou dans laquelle on se perd) et de s’engager dans la croyance en une réalité dans et sur laquelle il est possible d’agir.

La promesse de l’engagement

L’engagement est une promesse… recelant une part d’énigme. Il échappe aux efforts d’une explicitation exhaustive de ses ressorts tout en ne laissant personne indifférent. Aux extrêmes, l’admiration ou le rejet : « trop risqué », « pas pour moi », « pas dans mes priorités », d’ailleurs « je n’ai pas le temps »… Nous tenons alors l’engagement à distance… pris que nous sommes par d’autres engagements. Ou bien, nous acceptons d’obéir à un ordre d’engagement, oscillant ainsi entre l’illusion et la désillusion de ce mirage d’un engagement tombé du ciel. A moins que nous ne nous engagions dans la voie d’une lutte contre tout engagement qui, en venant nous ancrer dans une réalité trop contraignante ou incertaine, pourrait mettre en péril notre sentiment de liberté. A moins encore que nous ne choisissions un engagement chevillé au corps pour une cause, une mission ou un travail dans lesquels nous avons alors toutes les chances de sombrer corps et âme.

Dans tous les cas, c’est la part de promesse de l’engagement qui est ratée. Celle qui ouvre à l’action dans et sur la réalité. Celle qui accepte que quelque chose rate justement, achoppe ou échappe dans l’action elle-même. Celle qui, conduisant à prendre le risque de s’engager, sollicite une part de « re-création » du monde et de soi.

[1] Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Editions de Minuit, 2013, p. 16.

[2] Ibid. p. 150.

[3] Ibid. p. 156.

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle : La potion magique de l’engagement.pdf