La série « Pourquoi déteste-t-on les… » recense les préjugés les plus courants pour mieux les déconstruire. Voici ceux sur les féministes.

6 décembre 1989. Marc Lépine fait irruption dans l’école Polytechnique de Montréal. Il demande aux hommes de sortir puis déclare aux étudiantes prostrées qu’il hait les féministes, avant de décharger sur elles une rafale de trente balles de fusil d’assaut. Il laisse derrière lui quatorze victimes et une lettre. Lépine y justifie son massacre par son exécration des féministes. Il joint une liste de dix-neuf personnalités féminines qu’il n’a pas eu le temps de tuer. L’œuvre d’un « fou », dira la presse de l’époque. Des milliers de kilomètres plus au sud, entre 2010 et 2015, au Mexique, trente-six militantes féministes seront assassinées dans une impunité quasi totale.

Lutte intime

Il y a la violence des armes, mais aussi celle des mots. Le dénigrement des féministes infuse la moindre conversation. Le sujet divise, enflamme et pousse parfois certains à franchir les limites sinon de la bienséance, du moins du respect.

En France, 47% de la population se dit féministe. C’est presque un miracle, quand on pense aux mots qui peuvent être utilisés pour définir les militantes. « Esprits pervers » pétris de « fantasmes castrateurs », charge Marianne dans un numéro de janvier censé libérer la parole des hommes (sic). L’hebdomadaire va loin, mais il use d’un langage révélateur de l’ambiance antiféministe qui sévit en France.

C’est que le féminisme, « qui nous met face à nos contradictions », comme le comédien Jacques Weber le concède justement dans le magazine, ça fait flipper les mecs.

Les plus tarés en viennent comme au Québec à liquider celles qu’ils considèrent comme des menaces envers leur toute puissance. Les plus verbeux s’épanchent en théories masculinistes dans la presse, quand votre pote pas macho qui fait la vaisselle se sent un peu merdeux –entre le singe qui se cache les oreilles parce que «pas concerné», et ce questionnement intérieur qui bourdonne: ma meuf va-t-elle me quitter si je lui tiens la porte de l’immeuble ? Malaise.

Les féministes effraient parce qu’elles bouleversent l’ordre établi. Le changement angoisse et la remise en question chiffonne. On se croit confortablement installé dans le camp du bien. On vient nous déloger en pointant nos failles, notre archaïsme, notre intolérance. « La lutte antisexiste n’est pas seulement dirigée, comme la lutte anticapitaliste, contre les structures de la société, notait Simone de Beauvoir dans la revue Les Temps modernes. Elle s’attaque en chacun de nous à ce qui nous est le plus intime et ce qui nous paraissait le plus sûr. »

Trouver l’angle mort

Il n’y a pas grand chose de plus ancré dans nos cerveaux que nos conditions de femme ou d’homme. Face au féminisme, le mâle, pour le dire sans détour, craint de perdre ses privilèges. « Chaque homme est conscient qu’il exerce un pouvoir de domination », assure Patric Jean, auteur de Les hommes veulent-ils l’égalité ? et cofondateur de Zéromacho. Mais il préfère souvent se draper dans la mauvaise foi, frappé d’un déni qui confine au contresens: « Toutes les femmes sont discriminées sauf la mienne », osent-ils en gros, selon la formule de la sociologue suisse Patricia Roux.

Composer avec son sentiment de culpabilité n’est pas aisé. « Parlez de nazisme à un Allemand de 30 ans, illustre Patric Jean, il sera immédiatement mal à l’aise alors qu’il n’a rien à se reprocher. » Point Godwin mis à part, c’est le même mécanisme qui pousse beaucoup d’hommes à lever les yeux au ciel depuis que #balancetonporc est envoyé entre le fromage et le dessert. Évidemment, « ça ne sert à rien de culpabiliser, il faut se demander où est l’angle mort, se considérer comme un agent social membre d’un groupe. »

Virilité abusive

Rationaliser, oui. Mais pour quoi faire ? Qu’ont à gagner les hommes, dominants du haut de leur citadelle millénaire, dans cette galère ? « Rien », jette Patric Jean. L’homme blanc, occidental, hétérosexuel et riche a tout intérêt à maintenir le rapport de force. « Dès qu’un coin de la citadelle est enfoncé, développe-t-il, tout peut s’effondrer. »

Un argument de plus pour ceux qui justifient leur anti-féminisme spasmodique par une « crise de la masculinité » –en fait, une supposée perte de virilité provoquée par l’émancipation des femmes et ses artisanes maléfiques: les féministes.

« La crise de la masculinité n’est que celle […] du machisme, des virilités hétérosexuelles, qui ne représentent qu’une partie des hommes, les plus bruyants certes, mais peut-être pas si nombreux que cela », estime Yves Raibaud, membre du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes et géographe du genre.

La notion même de virilité est fluctuante et quasi vide de sens. À la cour de Louis XIV, porter une perruque et des talons était le comble de la masculinité. En 2018, il ne viendrait à l’esprit de (presque) personne de dire qu’un homme qui n’a pas fait son service militaire perd un peu de son identité. La virilité est un mythe, comme le soutient la philosophe Olivia Gazalé, qui se déconstruit ces dernières années car il est justement artificiel. Les féministes, si elles encouragent la fin des stéréotypes de genre, ne sont pas responsables.

Mieux avant

Elles n’en restent pas moins coupables. Le féminisme, « c’était mieux avant », entend-on. Quand nos grands-mères se battaient pour l’avortement au lieu d’exhiber leurs mollets poilus sur Instagram. Quand les suffragettes battaient le pavé plutôt que de proposer une nouvelle version de Carmen. De bravade qui vaut une entrée au Panthéon, nous serions en 2018 arrivés à un « féminisme victimaire », dixit Elisabeth Badinter, « systématique » et « agressif », comme le répète Agathe Auproux, la chroniqueuse de « Touche pas à mon poste » aux 250.000 abonnés Twitter ; à une pesanteur désordonnée qui « dessert la cause ».

Il existe une « apparence de consensus à propos des féministes “d’hier” », relève Anne-Charlotte Husson, doctorante en sciences du langage et genre, auteure de la BD Le féminisme. On utilise la soi-disante évidence des anciennes revendications pour décrédibiliser les luttes actuelles. « C’est oublier que jamais le féminisme n’a été un mouvement prédominant », écrit-elle dans les pages de son blog Genre!.

En 1975, Benoîte Groult moquait déjà cette hypocrisie dans Ainsi soit-elle: « On entend souvent dire que toutes ces luttes n’ont plus de raison d’être […] puisque les femmes ont obtenu l’égalité. Vieille rengaine! C’est déjà ce qu’on nous disait en 1900: “Le degré atteint par la femme est suffisamment élevé […]: se figure-t-on la femme juge? La femme sénateur?”(1».

Bref, les réacs de 2018 qui s’imaginent en militants des années 1970 fantasment copieusement. Qu’auraient dit les anti-féministes quand les suffragettes ont fait sauter à la dynamite la maison du ministre anglais des Finances ? Plus diplomate que des Femen qui montrent leurs seins dans une église ?

Dans cette entreprise de démolition, presse et réseaux sociaux jouent un rôle ambigu. « Si les médias peuvent aujourd’hui être un atout, ils véhiculent aussi bon nombre de clichés », note Noémie Lapanouse, historienne qui enquête sur l’anti-féminisme et ses liens avec le milieu conservateur.

La parole des victimes d’agression sexuelle n’aurait pas connu un tel écho sans Twitter et ses hashtags. En face, le backlash [retour de bâton, ndlr] est presque provoqué par la culture du buzz et de l’information en continu. La médiatisation est aussi « tranchante dans un sens que dans l’autre », analyse la chercheuse, qui étudie en particulier le magazine Causeur. C’est Catherine Deneuve contre #balancetonporc, les trolls de jeuxvideo.com contre Nadia Daam : on est dans le duel qui nourrit la répugnance.

Pression permanente

Preuve que le féminisme n’a pas encore tué le patriarcat, de nombreuses femmes refusent de s’accoler au terme. Une partie fuit le mot par simple méconnaissance, beaucoup s’en écartent par réflexe conservateur.

Si des femmes craignent d’être perçues comme féministes, c’est « une manière de se désolidariser de l’infériorité de son groupe et de se faire bien voir de l’autre », estimait Benoîte Groult dans Ainsi soit-elle.

« Accepter le féminisme, c’est accepter l’idée qu’on est victime de discrimination, complète l’historienne du genre Sylvie Chaperon. Et ce n’est jamais valorisant ». « Il est socialement beaucoup plus payant d’être anti-féministe », explique-t-elle: on ne prend pas le risque d’être assaillie à base de « oh non, toi aussi tu es féministe… ».

De la même manière qu’il y a eu plusieurs vagues de féminisme, chaque femme peut connaître plusieurs phases de prise de conscience. On peut s’élever contre un mari violent et être contre l’avortement. On peut partager les tâches ménagères et s’opposer à l’écriture inclusive. On peut mettre des t-shirts Chanel « We should all be feminists » à 550 euros et abhorrer Osez le féminisme.

Quand il est sorti en 2013, La femme parfaite est une connasse a cartonné. En arguant décomplexer la gente féminine, le livre reprenait pourtant un certain nombre de clichés sexistes. « Ce qu’on a voulu dire aux femmes, c’est qu’on peut rester crédibles en faisant des choses superficielles, se défendait Anne-Sophie Girard lors d’un tchat au quotidien 20 Minutes. Les femmes veulent se libérer de cette pression qui les poussait […] à assurer constamment. »

Et assurer en 2018, parce que #balancetonporc #metoo ont remué la fange, parce que des blogs, livres, podcasts s’emparent de plus en plus des droits des femmes, c’est aussi être féministe.

Faut-il y voir une forme de contrainte ? C’est un peu l’argument de celles qui revendiquent un féminisme glamour, soft – celles qui critiquent un militantisme « extrême ». De la culpabilisation, encore. « Si le féminisme primait, ce serait gagné », évacue Sylvie Chaperon. Aujourd’hui, les moqueries, les intimidations et les coups visent toujours les femmes qui osent s’imposer pour leurs droits. Les autres restent bien au chaud dans leur statu quo.

1 — Benoîte Groult cite ici Jean Alesson, auteur de « Le monde est aux femmes ».

Christine Laemmel

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