Les hommes, eux, ont parfaitement le droit de faire la gueule…

J’ai un problème, qui ne devrait pas en être un : je ne souris pas naturellement, partout ni tout le temps. Quand j’écoute quelqu’un attentivement, quand je prends le métro, quand je marche dans la rue, quand on me prend en photo inopinément, les commissures de mes lèvres sont légèrement affaissées, mes sourcils froncés. Je ne souris pas. Voire je donne l’impression de faire un peu la tronche. C’est ma tête « au repos ». Elle n’est peut-être pas très avenante, elle n’est probablement ni virevoltante ni sexy. Et c’est comme ça. Pourtant, une femme qui ne sourit pas en permanence semble incommoder, et plus particulièrement les hommes.

Je suis journaliste pour une émission TV d’actualité où sont régulièrement abordés des sujets qui donnent assez peu envie de faire des claquettes. J’ai donc encore moins de raisons de calquer sur mon visage un sourire de façade quand sont évoqués le conflit syrien ou la dette publique. Pourtant, je reçois parfois des messages de téléspectateurs me suggérant de « sourire un peu plus ». Le dénominateur commun de ces messages étant qu’ils proviennent presque tous d’hommes qui, sans avoir l’impression d’être franchement désagréables, se plaignent implicitement de ne pas être divertis par mon visage.

C’est d’ailleurs une des figures de style du harcèlement de rue : le tristement célèbre « Hey mademoiselle, pourquoi tu fais la gueule ? » ou le non moins délicieux « Souris si t’es pas jolie ! ». Eh oui, soyons clairs : dire à une femme qu’elle devrait sourire constitue une forme tangible de harcèlement. Celui qui soumet la femme à cette injonction et donc l’objectifie estime disposer d’un droit sur son corps. En d’autres termes : si vous dites à une femme de sourire, c’est que vous considérez que cette femme a un devoir envers vous, celui de vous satisfaire.

« Juste un petit sourire »

Cette injonction s’exerce donc dans la plus grande décontraction et conduit à l’intériorisation de cette obligation. Ainsi, les femmes sourient plus que les hommes, et ce, dès le plus jeune âge. Pas parce que le sourire est génétiquement fourni avec le package « Seins, ovaires, utérus », mais parce que, si vous êtes une fille, vous entendrez TOUTE VOTRE VIE que vous devez sourire. Dans son livre et sur son blog, la blogueuse Olympe relevait par exemple que, « sur des photos de classe de la maternelle à l’université, dans les magazines et les journaux, les personnes de sexe féminin sourient plus souvent : 63% des garçons en maternelle et primaire contre 82% des filles, 58% des hommes contre 80% des femmes dans les magazines ».

Les banques d’images contribuent d’ailleurs largement à cette omniprésence d’images de femmes toutes ratiches dehors en proposant, quand on recherche simplement des photos de femmes, des images de femmes riant aux éclats devant un bol de laitue (???).

Si vous êtes une femme et que vous espérez faire des rencontres sur internet, il vous faudra également retrousser vos babines. Selon une étude de l’association américaine de psychologie, les femmes affichant un grand sourire sur les sites de rencontres remportent davantage de suffrages que celles qui ne sourient pas, quand il est fortement conseillé aux hommes d’adopter une mine « neutre ou fière » pour plaire.

Et l’injonction peut se formuler aussi publiquement, tant les hommes semblent penser qu’exiger un sourire d’une femme est un droit parfaitement légitime et qu’une femme qui ne sourit pas est une anomalie qui doit être furieusement pointée du doigt. En novembre 2015, Serena Williams remporte l’US Open face à sa sœur Venus. Épuisée par la perfomance, elle donne une conférence de presse au cours de laquelle un journaliste lui demande pourquoi elle ne sourit pas. La joueuse est alors contrainte de se justifier et de répondre qu’elle voudrait juste être dans son lit. Le journaliste aurait-il posé la même question à un Roger Federer ? Probablement pas. Puisque c’est bien toujours aux femmes que l’on reproche de ne pas sourire assez, et jamais aux hommes.

Ainsi, sur le site Vodkaster, un homme se demande pourquoi «les actrices françaises font toujours la gueule» –« à croire qu’être dotée de lèvres charnues et sensuelles prédispose ces dames à garder la mâchoire bien fermée ». Et de demander au lecteur si, « indépendamment de leurs talents et charmes respectifs », il aurait envie « d’aller en boîte avec Léa Seydoux », avant de conclure : « Alors Mesdames les actrices, nous ne vous demanderons même pas un baiser, comme Emmanuel Mouret, non, juste un petit sourire ! »

Dans le même temps, les boudeurs célèbres tels que Jean-Pierre Bacri ou Louis Garrel sont toujours décrits avec une tendresse indulgente, qui comme un exquis gueulard, qui comme un beau ténébreux.

Et cela vaut également pour la politique. Ainsi, le magazine GQ dit de Jean-Luc Mélenchon, avec un remarquable sens de la litote « qu’il s’est transformé en super bougon » et le place dans la lignée des Lino Ventura, tandis que L’Express, qui relate une altercation entre Ségolène Royal et une collaboratrice, dira d’elle qu’« elle sort les crocs » sans chercher à la placer, elle, dans une tradition cinématographique flatteuse et sépia.

Jouir du sourire des femmes

Mais pas besoin d’être à ce point exposé médiatiquement pour subir ce type de commentaires. Il suffit d’être une femme, de disposer d’un compte Instagram et de poster une photo de soi sans prémolaires apparentes pour qu’aussitôt déboule un garçon qui va, avec le petit commentaire passi- agressif qui va bien, chouiner que, quand même, vous êtes plus jolie quand vous souriez et que vous pourriez faire un effort.

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Les femmes obligées de sourire 1

Et quand ils sont remis à leur place, il n’est pas rare qu’ils se plaignent alors d’avoir été « agressés » alors qu’ils disaient ça « pour votre bien ». Quand ils ne sont pas franchement menaçants.

Nora Purmort en a fait l’amère expérience. Cette jeune femme américaine avait posté sur Twitter une photo d’elle accompagnée de la mention « FUCK YOU IF YOU TELL A WOMAN TO SMILE ». Elle avait alors écopé de réactions extrêmement agressives de la part d’hommes, indignés d’être déchus de ce droit d’exiger des femmes qu’elles sourient. Parmi lesquelles des trolls émérites la traitant de « bitch » et la menacant de viol.

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Les femmes obligées de sourire 2

Et c’est PRÉCISÉMENT ce qu’elle voulait démontrer. L’agressivité de ces hommes qui se sont, à cause d’un simple tweet, sentis purement et simplement menacés d’être dépossédés du droit d’exiger et de jouir du sourire des femmes illustre à quel point la frontière est ténue entre « sommer une femme de sourire » et « sommer une femme de se plier à vos moindres désirs, y compris sexuels ».

Exiger d’une femme qu’elle sourit ne constitue rien d’autre qu’exiger d’elle qu’elle se conforme à une vision fantasmée de la façon dont les femmes devraient se comporter dans l’espace public. En réclamant un sourire, dont la symbolique renvoie à l’idée que la femme doit ainsi se montrer heureuse, jouisseuse, disponible, cela n’a rien de très différent avec le fait de décider de la façon dont une femme doit se vêtir, se maquiller, se coiffer, se déplacer. Et de la corriger si elle ne s’y soumet pas. Alors non. Dire « Souris ! » à une passante, ou même à une amie ou une collègue, n’a strictement rien d’anodin. Parce que 1) elle sourit SI ELLE VEUT ; et 2) une femme n’est ni un chaton mignon, ni du mobilier urbain et elle n’est pas là pour égayer le quotidien de qui que ce soit.

Nadia Daam

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