« I can’t breathe », c’est le constat presque clinique, exprimé sans colère ni violence, d’une détresse que l’on présume mortelle. Les paroles de George Floyd ont vu leur sens démultiplié par le contexte du virus et du confinement.

George Floyd n’est pas le premier Afro-Américain victime de violences policières à signifier de la manière la plus simple à son agresseur que ce dernier est en train de le tuer. En juillet 2014, Eric Garner a répété onze fois « I can’t breathe » («je ne peux pas respirer») avant de perdre connaissance, et alors qu’un officier du département de la police de New York l’immobilisait en l’étranglant. A cette occasion déjà, cette formule d’une évidence terrible était devenue l’emblème des militants américains des droits civiques et d’une grande partie de la communauté noire confrontée quotidiennement à des discriminations qui l’empêchent de vivre.

A l’époque, un policier de l’Indiana avait cru devoir répliquer en vendant des chemises sur lesquelles était inscrit : « Respirez facilement : ne violez pas la loi. » Une telle mise sous condition de l’acte le plus élémentaire de la vie humaine a heureusement plus de mal à être opposée à la colère actuelle des manifestants. La longue agonie filmée de George Floyd a d’emblée pris une dimension de scandale mondial qui a sans aucun doute à voir avec ses dernières paroles. Certes, il y a quelque chose d’ambivalent dans le fait d’élever au rang de symbole des mots exprimés dans la détresse singulière d’un homme qui sent qu’il meurt. Dans un monde idéal, on devrait se scandaliser des crimes raciaux sans avoir besoin de vidéos qui ne témoignent de l’injustice que lorsque celle-ci est parvenue à son comble. Mais c’est dans ce monde-ci que George Floyd a été tué. Le hasard a aussi voulu que ce soit à un moment où personne ne pouvait raisonnablement demeurer insensible à sa supplique.

« Je ne peux pas respirer », c’est le constat presque clinique, exprimé sans colère ni violence, d’une détresse que l’on présume mortelle. Le genre de phrases que l’on prononce devant un médecin, certain qu’il tentera de nous venir en aide. Les paroles de Floyd adressées en vain à un officier de police traître à son devoir le plus élémentaire ont vu leur sens démultiplié par le contexte. Ne plus pouvoir respirer : beaucoup de gens sur la planète en ont fait l’expérience à cause du coronavirus. Durant le confinement, une partie bien plus importante encore de la population mondiale a imaginé ce que cela pouvait vouloir dire. Les causes ne sont évidemment pas les mêmes : George Floyd n’est pas mort d’une maladie, mais du racisme pratiqué au cœur des institutions. Il reste que « I can’t breathe » a résonné partout : des joueurs de la NBA à la jeunesse européenne, en passant par des artistes syriens qui ont inscrit l’exigence de respirer sur les gravats d’une guerre sans fin et des citoyens aisés qui ne risquent pas, a priori, de souffrir de violences raciales. Tous ont instantanément compris de quoi il retournait dans cette expérience radicale du manque d’oxygène.

L’angoisse est la chose du monde la moins universalisable. Mais les conditions exceptionnelles de la pandémie et du confinement ont généralisé l’imaginaire de la suffocation. Pour décrire un événement où l’insupportable se révèle d’un seul coup, Gilles Deleuze citait souvent une formule que lui avait inspiré Kierkegaard : « Du possible, sinon j’étouffe ! » A la lettre, George Floyd n’a pas voulu dire cela : il a simplement demandé que la jambe qui écrasait sa nuque lâche prise. Mais, dans un contexte où le fait de ne plus pouvoir respirer était craint par tous, ses paroles ont tout à coup rendu évident l’intolérable. Une vie où tout devient impossible, c’est une vie où il faut décliner son identité plusieurs fois par jour, tenter de faire oublier sa couleur de peau ou craindre les institutions qui sont censées vous protéger. C’est une existence devenue à ce point impraticable que celui qui la vit respire d’autant mieux qu’il ne rencontre pas les représentants de l’ordre et les garants officiels de la justice.

La dernière période a été riche en propositions sur les politiques de la survie censées régir le monde d’après. La survie désigne l’élémentaire : quoi de plus approprié qu’une crise pour tenter de le définir ? L’écho rencontré par les dernières paroles de George Floyd situe pourtant ce problème politique de la survie au lieu où il se pose concrètement. Non pas au niveau de la planète ou même de l’espèce humaine, c’est-à-dire dans le cadre d’un impératif de préservation. Mais dans les corps blessés de ceux qui exigent du possible pour pouvoir respirer ici et maintenant.

Michaël Foessel professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique

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