« Travailleuses du sexe », elles ont décidé de publier, sur une page Facebook, leurs conversations SMS avec les clients.

lle m’a laissé choisir son prénom. Tout ce que je voulais, sauf Marion, Julie ou Anna, qu’elle utilise déjà comme pseudos sur Internet – « On sait jamais, parfois il y a certains clients psychopathes qui arrivent à vous retrouver quand même. » Je vais donc l’appeler Elodie, prénom le plus donné en 1989, son année de naissance. D’Elodie, je ne sais pas grand-chose. Au téléphone, elle a une pointe d’accent du ­Sud-Ouest, origine qu’elle me confirme : elle vient de Toulouse. Son vocabulaire est précis et pointu sur le genre, l’égalité entre les sexes, les violences faites aux femmes – elle est étudiante en sociologie. « Mes clients peuvent débarquer à la fac, m’“outer” à ma promo, à mes profs, je m’en fous… Tout le monde sait que je suis TDS [travailleuse du sexe], prostituée, pute quoi, si vous voulez. » Elle se reprend : « En même temps, sur mon annonce, je ne mets pas mon visage, ça peut être dangereux. »

Un acte militant

En fond, j’entends l’eau couler, elle fait la vaisselle, perd le fil, tapote ensuite sur son clavier d’ordinateur, se reconcentre, et me raconte l’histoire de Perles de clients, ce groupe Facebook pour lequel je la contacte.

En juillet, Elodie et quatre ami(e)s TDS ont décidé de mettre en ligne les SMS échangés avec leurs clients. Il y avait les blagues de médecins, d’avocats, d’infirmières, il y a désormais un espace où sont documentés les meilleurs messages de prostitué(e)s, offrant une plongée originale dans ces relations tarifées. J’y découvre des filles drôles, à la repartie ciselée, confrontées à des clients au mieux amusants, au pire balourds : ­ « Bonjour, c’est pour vous lécher recto-verso. – Je ne suis pas une feuille. » Ou encore : « Bonjour, c’est pour un RDV. – Oui, bonjour, j’imagine que c’est pas pour me demander la recette de la tartiflette. » Voire : « Coucou, ça te dit 30 euros ? », à quoi l’une d’entre elles a répondu : « Rends le téléphone à ton papa. »

Elodie et ses amis s’envoyaient déjà des captures d’écran de ces échanges. Ils ont simplement décidé de les rendre publics, pour rire bien sûr, mais aussi pour militer. « C’est important pour nous de montrer que nous pouvons dire non » – Elodie dit beaucoup « nous » et très peu « je », réflexe grammatical issu de ses années d’engagement pour défendre la cause des TDS. Elle enchaîne, la colère lui faisant changer de pronom : « Enfin merde ! Je suis pas une pizza, je suis pas livrée en trente minutes chez un client. J’ai beau être pute, j’ai le droit à ce qu’on me dise bonjour. Et un mec qui ne dit pas bonjour, qui te contacte après 22 heures, n’a pas lu ton annonce, mégote sur les préservatifs, le tarif ou les pratiques sexuelles, ça ne se passe jamais bien sur place. »

Perles de clients permet surtout ça, d’extérioriser, par l’humour et la solidarité, la violence de beaucoup. Dans les ­textos, la problématique de la capote est récurrente. Ce client demande : « La fellation aussi est protégée ? – Oui. – Non merci, (…) un sandwich ça ne se mange pas avec de la Cellophane. » Cet autre insiste : « Fellation, pénétration, OK pour sans capote ? – Et si on tombe enceinte, on fait comment pour la garde du gosse ? Une semaine sur deux ? Je prends Noël, j’adore cette période… », rétorque l’une des escorts.

Trente années de prévention sur les maladies sexuellement transmissibles plus tard, les demandes de sexe non protégé restent fréquentes. Comme les négociations tarifaires. Elodie et ses amis ont des grilles précises, revendiquent la prostitution comme un « moyen de remplir le frigo, pas pire que de travailler au McDo », et refusent le discours abolitionniste qu’ils estiment victimaire. Chez les clients pourtant, l’argent n’est pas forcément une évidence, en témoigne cet échange avec un candidat un peu… fauché : « Je te cache pas que financièrement je me permettrais pas d’extras, mais si tu m’invites avec générosité je viens avec plaisir. – Tu as combien ? – Mon sourire seulement et ma sympathie pour te tenir compagnie entre deux rendez-vous quand tu veux ce soir. – C’est pour rire ? – Femme qui rit… Non sérieux, je suis en galère et en litige avec mon patron. – Ah ben tant pis alors. Courage 😉 – MDR, tu m’as tué. J’espérais que tu me dises “à tout à l’heure” mais je comprends, tu restes professionnelle. – Non mais n’espère pas en fait, je ne suis pas bénévole. – Je me doute bien. Si tu changes d’avis et que tu veux passer un moment avec moi, écris-moi, bisous. » Ou cet autre : « Bonsoir, je serai en déplacement professionnel demain sur Paris et je souhaiterais vous rencontrer. Je souhaiterais vous payer en ­Chèques-Vacances valables dans énormément de magasins. »

Un anti-« Pretty Woman »

Les messages sont grivois, drôles, insultants, vivants. Ils montrent la prostitution dans la crudité de la lumière blanchâtre d’une chambre anonyme. C’est l’anti-Pretty Woman, un manuel de prévention à l’égard des jeunes filles fantasmant sur sa version actuelle de michetonneuse en Chanel et Louboutin, aspirantes Zahia d’hôtels de luxe. « Sur le groupe, il y a parfois des filles qui me contactent en me disant : “J’aimerais bien être escort, tu peux me donner des conseils ?” Je ne leur cache rien : les clients violents, les proches qui jugent, et le fait que les escorts sont des putes, ce qui peut être très dur à vivre », explique Elodie.

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La jeune femme tient à préciser qu’il y a aussi des clients mignons, qu’ils sont tous le père, fils, frère ou mari de quelqu’un. Comme son régulier de 60 ans : la dernière fois, il lui a montré le dépliant d’une université, très fier de reprendre ses études. Lui, tous ses messages sont gentils, les rapports aussi. Il s’inquiète de la pénibilité de l’acte et du fait qu’elle accepte de le revoir. Avant de raccrocher, je lui demande l’échange le plus emblématique du groupe, elle me raconte l’histoire des escargots, de cette irruption de la poésie dans ce monde peu délicat. « Vous pourriez me dire un truc intime sur vous, qui n’est pas sur votre site ?, lui écrit un client. – Quand il pleut et que les escargots sortent sur le trottoir, je les ramasse un par un pour les remettre dans l’herbe. J’ai pas envie qu’ils se fassent écraser par les gens. – D’accord… Je ne pensais pas vraiment à ça quand je parlais de truc intime… »

Lorraine de Foucher

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