Le cimentier est mis en cause pour avoir financé l’EI et avoir envisagé de bâtir le mur voulu par Trump à la frontière mexicaine. Son patron est sur la sellette.Partira, ne partira pas ? Eric Olsen, le patron de LafargeHolcim, a eu très chaud, ces dernières semaines. A deux reprises, le conseil d’administration du numéro un mondial du ciment s’est réuni pour examiner les suites à donner au dossier syrien, cette affaire dans laquelle le groupe a financé l’organisation terroriste Etat islamique (EI) en 2013 et en 2014.
A chaque réunion, le directeur général a tenu bon face à des actionnaires parfois très critiques, et il est sorti soulagé. Le conseil n’a, cependant, pas dit son dernier mot. Une nouvelle réunion est attendue sous peu. « A priori, il n’est plus question de mettre en cause la responsabilité d’Eric ni de l’écarter », annonce un de ses proches. Mais l’alerte a été vive. « Il est en sursis, même si aucun processus n’a été lancé pour lui chercher un remplaçant », estime un autre familier du groupe.
« Chasse à l’homme »
Des tensions révélatrices des difficultés auxquelles se heurte la fusion lancée en 2015 entre le français Lafarge et le suisse Holcim. Sur le papier, le nouveau groupe, leader international incontesté, s’affiche en grande forme. Mais au sommet, deux ans après la finalisation de ce laborieux rapprochement, les règlements de comptes sont violents. « Une sorte de chasse à l’homme, menée notamment par un membre du conseil », se désole un bon connaisseur du groupe. Les ex-Lafarge semblent particulièrement visés.
Tout se concentre aujourd’hui autour de la Syrie et du comportement qu’y a eu Lafarge au début des années 2010, avant d’être acheté par Holcim. Le groupe français était alors propriétaire d’une cimenterie à Jalabiya, dans le nord-est du pays. De 2011 à septembre 2014, en pleine guerre civile, cette usine a continué à fonctionner, malgré la multiplication des enlèvements.
Alors que d’autres industriels français présents sur place, comme Total ou Air Liquide, pliaient bagage, Lafarge a maintenu son activité au prix d’arrangements avec des groupes armés, dont des djihadistes, comme l’a révélé Le Monde en 2016.
Accusé d’avoir financé le terrorisme et mis en danger son personnel, Lafarge est l’objet d’une enquête judiciaire, après les plaintes déposées par d’anciens salariés et deux organisations non gouvernementales, Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR). Le ministère français de l’économie, qui soupçonne le groupe d’avoir contourné l’interdiction d’acheter du pétrole en Syrie, a également saisi la justice. Les plaignants attendent la désignation de deux juges d’instruction dans les prochaines semaines.
Plusieurs dirigeants menacés
Le conseil d’administration s’est, lui aussi, emparé du dossier. Pour y voir plus clair, il a commandé une enquête interne à deux cabinets d’avocats, l’un américain, Baker & McKenzie, l’autre français, Darrois Villey Maillot Brochier. Leurs premières conclusions ont amené le conseil à reconnaître que l’entreprise avait mal agi. « Rétrospectivement, les mesures prises pour poursuivre les activités de l’usine étaient inacceptables », ont admis les administrateurs dans un communiqué publié le 2 mars.
Le même jour, le groupe annonçait que Bruno Lafont, patron de Lafarge à l’époque des faits, avait choisi de ne pas demander le renouvellement de son mandat comme administrateur et vice-président de LafargeHolcim. « Une coïncidence », affirme l’intéressé. « Sa décision est évidemment liée à cette enquête, corrige une source proche du conseil. Il a accepté de prendre sa part de responsabilité. »
Mais M. Lafont n’est pas seul sur la sellette. D’autres dirigeants, notamment chargés de la sécurité, sont menacés. En s’appuyant sur le prérapport des avocats, le conseil s’est aussi penché sur le rôle de M. Olsen. A l’époque, « le PDG de Lafarge Syrie avait des contacts quotidiens avec Paris », racontait, en novembre 2016, Jacob Waerness, l’ancien gestionnaire des risques pour la filiale locale, en précisant que M. Olsen, directeur des ressources humaines du groupe jusqu’en 2013, participait « parfois » à ces conférences téléphoniques.
Interrogé par ses administrateurs, M. Olsen s’est défendu avec vigueur. Il savait évidemment que la présence de Lafarge en Syrie était une question sensible, mais il ne faisait pas partie de ceux qui ont pris des décisions sur ce dossier, a-t-il plaidé. Aucune raison donc qu’il endosse la responsabilité des erreurs. En privé, son entourage tire à vue sur le rapport provisoire des avocats, présenté comme partiel, partial, flou sur le rôle exact des différents dirigeants. « Et pour ce travail, ces avocats vont coûter des millions d’euros, bien plus que ce que Lafarge a donné à [l’EI] ! »
Tournure politique
Le dernier conseil, le 4 avril, a demandé aux avocats de préciser certains points, sous l’étroite surveillance de quelques administrateurs. « Qui était responsable, à quel moment ? C’est le sujet-clé que devra examiner le prochain conseil », explique l’un de ceux au fait des discussions. Charge ensuite au PDG de proposer des sanctions… à moins qu’il ne soit lui-même sanctionné.
La pression est d’autant plus forte que l’affaire est devenue un sujet politique. « Cette compagnie doit être ou bien réquisitionnée, ou bien confisquée », s’est exclamé le candidat de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon lors du débat entre les prétendants à l’Elysée, le 4 avril, réclamant une « décision exemplaire » contre « ceux qui complotent avec l’ennemi ». « Si c’est avéré », il faut punir Lafarge, « bien entendu », a abondé le candidat de droite François Fillon (LR).
Au même moment, M. Olsen a donné le sentiment d’une grande maladresse dans un autre dossier, celui du mur anticlandestins entre les Etats-Unis et le Mexique que Donald Trump souhaite prolonger. Dans un premier temps, le patron de LafargeHolcim a déclaré qu’il souhaitait participer aux grands chantiers de ce type, provoquant l’indignation en France. Puis il a fait marche arrière : sans renoncer officiellement, il a fait dire que le groupe n’avait remis aucune offre et que ses usines étant assez éloignées du mur envisagé, il n’avait pratiquement aucune chance d’être associé au projet.
« Fusil contre fusil »
« Dans la crise actuelle, toute faiblesse est utilisée par les uns contre les autres, c’est fusil contre fusil », commente, stupéfait, un observateur averti. Le groupe, pourtant, va plutôt bien : son bénéfice net a presque doublé en 2016, les économies d’échelle promises lors de la fusion se mettent en place et l’action a repris 30 % en un an, même si elle reste loin de son sommet.
Mais des lignes de fractures internes demeurent. Entre les ex-Lafarge et les ex-Holcim, bien sûr. « Lafarge avait une culture très forte, faite d’humanisme, de vision à long terme et de centralisation, explique un ancien dirigeant. Le rapprochement avec le rival historique Holcim ne pouvait qu’être compliqué. Surtout avec ce prétendu mariage entre égaux qui s’est révélé une vraie absorption de Lafarge. »
Des antagonismes existent aussi entre le conseil et la direction, ainsi qu’au sein même des administrateurs, qui, il y a deux ans et demi, se sont affrontés sur les conditions de la fusion. Parmi les actionnaires, quatre des plus grandes fortunes mondiales sont représentées au conseil : le Suisse Thomas Schmidheiny, le Belge Albert Frère, le Canadien Paul Desmarais et l’Egyptien Nassef Sawiris. Tous n’ont pas la même vision des choses, mais tous sont exigeants. « Pour eux, le dossier syrien ne sera clos que lorsqu’ils auront une parfaite connaissance des faits, et des propositions solides de mesures correctrices », dit-on au siège. Certains administrateurs s’inquiètent du coût de ces affaires en termes de réputation, sinon sur le plan financier. « Et ils mettent la pression pour que les résultats et les dividendes montent fortement », ajoute un délégué CFDT.
Prochain rendez-vous public : l’assemblée générale du 3 mai, marquée par le départ de deux anciens administrateurs de Lafarge et l’arrivée au conseil de l’ex-PDG d’Alstom, Patrick Kron. Elle pourrait être plus électrique qu’à l’accoutumée.