L’anthropologue Mélanie Gourarier s’est invitée dans l’entre-soi des hommes. Observant leur stratégie de reconquête d’un pouvoir qu’ils n’ont jamais perdu et ne cessent de réactualiser.

« La masculinité contemporaine, c’est se gouverner soi-même pour mieux gouverner les autres. »

Speed dating, coaching en séduction : pour sa thèse de doctorat, la jeune anthropologue Mélanie Gourarier a arpenté le terrain intime des recompositions masculines. Autour du mal-être et du déclin supposé du premier sexe, des consultants et coachs ont investi le champ de la séduction dispensant techniques de drague et recettes pour ego meurtri. La séduction, comme arme de reconquête du masculin ? Loin d’être anecdotique, ce coaching pour séducteurs montre que la « maison des hommes », cet entre-soi masculin qui entretient et renforce les hiérarchies sexuelles et de pouvoir, est loin d’avoir disparu. En crise, le masculin ? Pas vraiment affirme Mélanie Gourarier dans Alpha mâle (sous-titré : Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes) qu’elle publie ce jeudi au Seuil. Elle voit plutôt dans les discours sur la féminisation des hommes et la confusion des sexes une volonté de conserver le pouvoir et le refus d’une égalité réelle entre les sexes.

« Ce qui m’a frappée dans ce que j’appelle la communauté de la séduction, cette confrérie dont les membres sont hantés par le déclin du masculin et l’indifférenciation sexuelle, c’est justement l’absence de femmes, bien qu’elles soient au cœur de leurs discussions. Paradoxalement, le séducteur, autrement dit l’homme accompli, s’épanouit dans l’éloignement des femmes et dans l’entre-soi masculin. Ce que montrent ces groupes de séduction, c’est bien la pérennité de la “maison des hommes”. Autrefois, il y avait les cafés ou les clubs anglais mais, loin d’avoir disparu avec la modernité et la généralisation de la mixité, ces institutions se sont adaptées. Aujourd’hui, la maison des hommes n’est pas restreinte à un lieu, c’est un type de relations incarnées dans l’amitié virile par exemple. Valorisée dans des films comme le Cœur des hommes de Marc Esposito ou les Petits Mouchoirs de Guillaume Canet, elle garantit la proximité affective et la promiscuité nécessaire à l’engendrement du masculin. Par la mise à distance de ceux qui en sont exclus (les femmes et les hommes jugés en déficit de masculinité), elle renforce la cohésion masculine. La maison des hommes est bien une école de la masculinité. Car, contrairement à ce que laisse supposer la crise de la masculinité basée sur un idéal intangible, devenir homme est un apprentissage permanent, sans fin. Un travail qui n’est clos ni dans le temps ni dans l’espace. »

« Cette cohésion des hommes assure donc la formation des masculinités, elle permet aussi et surtout de conserver l’ordre du genre. Loin de s’affaiblir, la domination masculine se maintient, de fait, en se réformant. Le concept de crise de la masculinité pose les hommes comme un groupe dont les intérêts sont menacés. Mais à toutes les époques, au XIXe comme au XVIIIe siècles, il y a eu un discours sur le masculin affaibli, menacé par le féminin. La crise de la masculinité est donc moins le symptôme d’une réalité sociale que le moyen de légitimer – et donc de maintenir – des positions de pouvoir. Elle est la manifestation de la production d’un nouveau discours qui redonne force et place au masculin. En se référant à un modèle qui n’a jamais existé, cette parole essentialise l’identité masculine alors que dans les faits, elle change tout le temps. La masculinité se nourrit de la modernité sinon elle devient obsolète, délégitimée. A la différence des antiféministes d’autrefois, les masculinistes contemporains ont intégré la notion d’égalité. Pour revendiquer une place qu’ils auraient perdue, ils se sont réapproprié les codes et les moyens de la protestation minoritaire, ceux des subalternes, et, en l’occurrence ici, des féministes. Pour eux, l’égalité est acquise mais elle est allée trop loin : il y a eu une inversion dans la domination dont les hommes seraient les victimes. La crise de la masculinité permet ainsi l’élaboration d’une « condition masculine » – pendant de la «condition féminine» des années 70 – dont les intérêts sont, dès lors, à défendre. »

« Appliquées à la conquête des femmes et à la reconquête du masculin, les techniques de développement personnel font ainsi la promotion d’une masculinité désirable incarnée par l’alpha mâle : c’est lui qui contrôle, corrige et confirme. Cette masculinité contemporaine se caractérise par le contrôle sur soi : ne pas manifester une hétérosexualité trop voyante, se contrôler sexuellement. L’idée est de se gouverner soi-même pour mieux gouverner les autres. Si vous ne vous contrôlez pas, vous êtes dans une masculinité subalterne. Une autre injonction contemporaine est de savoir exprimer ses sentiments. Il y a trente ans, c’était rédhibitoire, signe d’une masculinité fortement dépréciée. L’élaboration d’une masculinité hégémonique (active, autonome et inébranlable) repose sur une hiérarchisation perpétuelle des masculinités en reléguant celles jugées subalternes (virilités trop incertaines ou, au contraire, trop traditionnelles) qui deviennent des contre-modèles. Dans la communauté de la séduction, se trouve ainsi tout en bas de l’échelle la figure repoussoir de l’AFC (Average Frustrated Chump), c’est-à-dire le pauvre type frustré, et plus largement le loser. En s’inquiétant de la disparition du masculin, le discours sur la crise de la masculinité dénie ces pluralités sociales et historiques. Or, il n’existe pas une masculinité, mais des masculinités. Et ce pluriel est déterminant car il est l’un des moyens de la reproduction sociale. Ce processus est bien visible dans la dépréciation de “l’homme de banlieue”, jugé trop virile, violent. Sa masculinité est “dépassée”, dépréciée au profit d’autres modèles jugés plus “policés” mais non moins socialement situés… en haut de l’échelle en l’occurrence ! »

« Malgré les discours sur le déclin et la crise, il n’y a pas eu d’affaiblissement du masculin ni dans le politique, ni dans l’économie, ni dans le quotidien. La crise de la masculinité est plutôt une stratégie face aux revendications d’égalité entre les sexes, une volonté de renouveler l’idéal de la puissance masculine. Une ruse du pouvoir. »

Mélanie Gourarier, Alpha mâle : Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Editions Le Seuil, 2017, 240 p., 20,50 euros.

Cécile Daumas

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