Un entretien passionnant de Vanessa Codaccioni que j’ai réalisé  dans lequel elle analyse les modes de répression d’État, dont les dispositifs d’exception.

Elle interroge également les politiques sécuritaires actuelles, emblématiques des théories de la gouvernance néolibérale, qui prônent la « vigilance » et la « résilience », la remise en cause du secret professionnel ou la délation intrafamiliale, et nous posent en entrepreneurs responsables de notre propre sécurité – y compris sanitaire – et celle des autres, dégageant ainsi l’État de toute responsabilité. Enfin, constatant que les gens ont majoritairement choisi la sécurité avant la liberté, elle esquisse trois types de stratégies de résistance face à l’appareil répressif et sa dynamique circulaire dans laquelle le besoin de sécurité et les usages politiques de la peur se répondent indéfiniment.

En sciences humaines et sociales, les thématiques de la répression et des violences d’État restent majoritairement une affaire d’hommes. Qu’est-ce qui t’a amenée à investir ce terrain de recherche ?

Ces thématiques sont effectivement appropriées par les collègues masculins, et très peu de femmes travaillent sur ces questions de la répression ou des violences d’État. Il existe néanmoins des travaux de chercheuses en sociologie ou en science politique, comme ceux d’Hélène Combes[1], ou des collègues qui travaillent sur la police, ou sur l’antiterrorisme et ses dispositifs législatifs, comme la juriste Julie Alix[2]. On retrouve aussi ces thématiques en histoire de la justice ou en sociologie de la justice. Par exemple, l’historienne Virginie Sansico[3] a travaillé sur les cours martiales et les tribunaux d’exception sous Vichy ou les tribunaux d’exception. De même, les travaux de Sylvie Thénault[4] et de Raphaëlle Branche[5], historiennes, se sont centrés sur la question de la torture et des violences illégales ou semi-légales durant la guerre d’Algérie. Reste que tous ces travaux ont en commun de porter sur des objets circonscrits, et pas véritablement sur l’appareil répressif dans son ensemble. D’ailleurs, je prends moi-même toujours un peu cet objet par les marges, par des dispositifs précis.

En effet, si je retrace la manière dont j’ai investi ce terrain, j’ai commencé par travailler en Master 2 sur l’engagement militant contre l’exécution des époux Rosenberg, un couple de juifs américains accusés d’espionnage au profit de l’Union soviétique et exécutés sur la chaise électrique en 1953. Puis mon travail de thèse a porté sur les procès politiques et les mobilisations contre la répression d’État entre 1947 et 1962, en gardant en toile de fond la question du communisme. Je me suis alors rendue compte que je ne pouvais pas traiter du militantisme solidaire (soutenir des personnes arrêtées ou condamnées), sans y associer une analyse de la répression elle-même. C’est pourquoi j’ai adopté une perspective interactionniste entre mobilisation anti-répression et répression étatique. Ce qui m’a emmenée dans un premier temps à observer trois phénomènes : le type de militantisme criminalisé ; la manière dont, parfois, des militants essaient de susciter la répression en commettant des actes pour lesquels ils ou elles savent qu’ils vont être réprimé-e-s ; et enfin les effets de cette répression sur ces militants eux-mêmes. De l’observation des mobilisations contre la répression, j’en suis donc venue à travailler sur la répression elle-même (arrestation, garde à vue, procès), et plus encore sur les « interactions répressives », c’est-à-dire la manière dont les violences militantes et les violences étatiques se répondent pour finalement produire de la répression.

Par ailleurs, une logique historique sous-tend mon travail. Ma thèse portait sur les années 1947-1962, son objectif étant de saisir les interactions entre le premier parti de France réprimé ou ennemi public n°1 qu’était le parti communiste français et l’appareil répressif d’État. A la suite de la parution de « Punir les opposants[6] », j’ai décidé de poursuivre ce travail sur les interactions entre militantisme et État, à partir de la fin du conflit algérien. En effet, dès cette date apparaît pléthore d’ennemis de l’intérieur pour une double raison : la normalisation du PCF qui n’en fait plus un danger pour l’État, et la nécessité pour les gouvernements de trouver d’autres cibles à réprimer. Il s’agira alors de l’OAS, des militants de mai 1968, des gauchistes de la gauche prolétarienne et de la LCR, puis d’autres groupes comme les GARI ou Action directe à la fin des années 70. Je me suis alors demandée comment travailler sur autant de groupes réprimés, très différents les uns des autres, et qui subissaient la répression à des périodes différentes. Or j’ai constaté que tous ces groupements militants étaient jugés par un même tribunal d’exception, spécialisé dans la répression des ennemis de l’intérieur : la Cour de sûreté de l’État. C’est pourquoi j’ai décidé de travailler sur la Cour de sûreté de l’État, cette juridiction d’exception créée par le Général de Gaulle en 1963, et qui a perduré jusqu’en 1981. Par le biais de ce seul tribunal, j’ai ainsi pu mettre en perspective l’ensemble de l’histoire de la répression sous la Ve République.

Historiquement comment se sont déclinées les luttes contre la répression ?

Il existe une multitude de déclinaisons des mobilisations anti-répression mais aussi des stratégies d’évitement de la répression. Par exemple, durant la guerre froide, il est tout à fait « autorisé » au sein du PCF de participer à une manifestation pour aller « casser la gueule » des flics. En revanche, pendant la guerre d’Algérie, les manifestations doivent se faire en cinq minutes : tout le monde doit ensuite partir et ne surtout pas se faire arrêter, car le risque répressif est beaucoup plus important qu’avant. De manière connexe, j’ai également analysé la variation des stratégies face à la répression – stratégies d’évitement, de résistance ou de soutien aux personnes réprimées –, ainsi que la façon dont la répression est pensée, théorisée, en amont. Par exemple de quelle façon des militants essaient de se faire arrêter volontairement pour susciter de grands procès politiques durant lesquels ils vont pouvoir politiser leur cause. Ce qui est le cas durant la guerre d’Indochine où des militants communistes utilisent leur procès pour défendre la cause de la paix au Vietnam. Ce qui est intéressant ce sont les rapports à la répression, et la manière dont se calcule le coût-avantage de la répression du côté des militants, mais aussi de l’État.

Quelle regard portes-tu sur le mouvement des gilets jaunes et la répression dont il a fait l’objet ?

C’est un mouvement spontané contre une injustice sociale, qui regroupe des individus et des groupes différents, sans structure, sans organisation partisane hiérarchisée ou même, disons, institutionnalisée assez longue et assez expérimentée pour faire face à la répression, la penser ou l’anticiper. J’ai travaillé sur des dossiers judiciaires de gilets jaunes. Ils parlaient beaucoup trop en garde à vue, ce qui montre qu’ils n’avaient pas d’expérience de la répression. Nombre de gilets jaunes avaient d’ailleurs une bonne image de la police avant les manifestations, précisément car ils n’avaient jamais eu affaire à elle. Lorsqu’ils ont commencé à être réprimés, leur regard a changé.

Il est probable que certains gilets jaunes ont théorisé la répression ou politisé leur action. Par exemple, dans quasiment toutes les gardes à vue que j’ai observées, le fait d’être masqué ou d’avoir du sérum physiologique sur soi était justifié par les violences policières. Il y avait donc une réponse, une pensée sur la répression, une dénonciation de celle-ci, mais c’était une parole qui restait plutôt individuelle. La répression s’est abattue extrêmement vite et fort pour tuer le mouvement très rapidement. Je suis allée observer des comparutions immédiates de gilets jaunes. Elles duraient tout au plus 30 minutes, et les prévenus n’avaient donc pas le temps ou la possibilité d’exprimer une parole politique, d’autant plus que celle-ci était dévalorisée au sein du prétoire. D’ailleurs, dans les procès que j’ai observés, les personnes les plus politisées et militantes ont été souvent plus lourdement sanctionnées. Autrement dit l’État, par le biais de ces procès, a cherché à dépolitiser totalement la répression qu’il a exercée et les gestes qu’il a réprimés.

Par ailleurs, le maintien de l’ordre était inadapté, notamment lors des premières manifestations parisiennes, en particulier lors des événements de l’Arc de triomphe du 1er décembre 2018. Les gouvernants ont horreur des mouvements qu’ils n’ont pas anticipés. C’est pour cela qu’il y a des services de renseignements spécialisés dans la surveillance des militants. Or ce mouvement a été à la fois nouveau et massif sur l’ensemble du territoire français, avec des individus aux profils tout à fait atypiques, et surtout énormément de primo-manifestants. Les services gérant le maintien de l’ordre ont été dépassés, avant d’opter pour une stratégie préventive visant à empêcher les gilets jaunes de militer. Et le gouvernement a ainsi été discrédité indirectement, notamment du fait du soutien populaire – via les sondages positifs – envers le mouvement, mais aussi des violences policières largement médiatisées.

A ce titre, on a beaucoup dit que le mouvement décroissait, s’étiolait, mais c’est bien sûr lié aux violences policières et à la peur des manifestants de se faire blesser, mutiler, arrêter, condamner. Surtout, des centaines d’interdictions de séjour, donc de manifester, ont également été prononcées par les juges, de sorte qu’il est devenu impossible pour des milliers de gens de participer à de futures manifestations. Ce mouvement des gilets jaunes et la répression dont il a fait l’objet marquent donc un tournant dans la gestion des manifestations et du militantisme.

Que penses-tu des répressions récentes envers les free parties ?

Des travaux devraient être menés sur la répression des free parties et des événements festifs qui me semblent constituer une nouvelle cible d’actions répressives de l’État. Certes ces actions ne sont pas nouvelles, mais on constate une accélération du processus répressif. La mort de Steve Maia Caniço s’inscrit dans cette radicalisation de la répression qui fonctionne par groupes cibles, de prime abord on pense aux militants, aux terroristes, mais les supporters sont également visés et des mesures antiterroristes leurs sont appliquées. La répression des free parties joue probablement ce rôle de groupe cible, un peu à la marge, qui attire moins l’attention, mais constitue un laboratoire pour de nouvelles stratégies et pratiques répressives.

L’éventail de mesures sanitaires liées à la pandémie s’inscrit-il dans un continuum répressif ?

Je n’ai pas suffisamment de recul pour faire, si elle est possible, une comparaison par exemple entre l’État d’urgence de 2015 et l’État d’urgence sanitaire. Je ne me suis d’ailleurs pas exprimée publiquement sur ce sujet, et j’ai refusé toute sollicitation pour le faire. En revanche, ce que je trouve frappant dans le cadre de la pandémie, c’est la manière dont on a responsabilisé et culpabilisé les individus grâce à l’application des théories de la gouvernance néolibérale. Précisément, tout le monde a été décrit par les membres du gouvernement comme responsable de sa propre sécurité sanitaire, mais aussi et surtout de celle des autres. Ce qui produit deux effets. D’une part, cela déresponsabilise totalement l’État, au sens où s’il y a des défaillances c’est nous qui en portons la responsabilité. D’autre part, cela culpabilise et infantilise. C’est d’ailleurs ce même procédé qui nous fait porter le fardeau des échecs de toutes les politiques sécuritaires au sens large, y compris contre le terrorisme.

Ce que l’on peut dire, c’est que l’état d’urgence sanitaire reproduit les systèmes répressifs classiques, avec notamment les contrôles policiers arbitraires qui se font toute l’année. Les « gibiers policiers[7] » traditionnels, pour reprendre l’expression de Fabien Jobard, que sont les jeunes racisés des quartiers populaires, sont évidemment ceux qui sont davantage contrôlés pendant la pandémie. Et ce que l’on appelle les contrôles au faciès se sont déroulés exactement de la même manière, avec sans doute plus d’intensité, car l’attestation favorise et légitime cette forme de répression. Déjà violents d’un point de vue psychologique, en termes d’humiliation et de sentiment d’exclusion de l’espace public, ces contrôles ont sans doute eu d’autres effets plus punitifs, notamment en termes d’administration d’amendes. Disons qu’en temps ordinaire, ces individus auraient été contrôlés, mais non sanctionnés, même si le contrôle d’identité est déjà une sanction en soi.

Peut-on parler d’un confusionnisme politique répressif qu’illustrerait par exemple la manifestation des syndicats de police du 19 mai 2021 ?

Il faut l’analyser en lien avec le contexte de radicalisation de l’appareil répressif. Les pouvoirs publics non seulement écoutent les syndicats de police, mais accèdent également à certaines de leurs revendications totalement inaudibles auparavant. Cela démontre la réussite de ces syndicats. Aujourd’hui ne pas soutenir la police c’est être un ennemi de la police ou un danger. Elle est au centre du jeu politique, compte tenu notamment de son poids dans le cadre de la lutte antiterroriste. Par exemple, j’ai observé dans mes travaux relatifs aux dispositions sur la légitime défense[8] que la police réclame depuis des années la possibilité de pouvoir tirer plus facilement et qu’on étende le champ d’application de la légitime défense policière. Or cela n’avait jamais été accepté jusqu’à une date récente. Pourquoi ? Premièrement, parce que dans les années 80 les syndicats majoritaires de la police étaient de gauche ou de centre gauche, et n’étaient pas favorables à ce type de mesures. Aujourd’hui ils sont de droite ou d’extrême droite. Deuxièmement parce que les hommes politiques, mêmes les plus « proflics », et même les plus à droite, ont toujours dit que c’était trop dangereux. Pasqua a toujours refusé de légiférer sur la légitime défense policière, tout comme Nicolas Sarkozy. Qui l’a fait ? François Hollande, un homme de gauche, à la suite des attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre 2015.

Cela dit quelque chose de la manière dont l’institution policière a su tirer son épingle du jeu de la vague d’attentats et de l’insécurisation de la population, ainsi que de sa capacité à contraindre les politiques à l’écouter, accéder à ses revendications etc. La manifestation du 19 mai n’en est que l’illustration. Car on pourrait s’étonner de la présence de personnalités issues de partis de gauche à une manifestation devant l’Assemblée nationale alors même qu’elle affichait des slogans contre les élus et contre la justice. Mais ce serait oublier que nous assistons, depuis les années 90, à une droitisation des partis politiques, ou plus exactement à un ralliement des partis de gauche traditionnels (PS, PCF) à l’idéologie sécuritaire.

En quoi la remise en question du secret professionnel, notamment via la loi renseignement de 2016, participe-t-elle de la société de vigilance ?

Le droit au secret professionnel au sein des États qui se disent démocratiques et développent une surveillance généralisée est une question éminemment intéressante. En effet, la surveillance de l’État se renforce continuellement par le biais de la technologie – reconnaissance faciale, caméra de vidéosurveillance ultra perfectionnée, digitalisation des documents d’identité… –, mais aussi par celui du renseignement humain. Nous toutes et tous, quelle que soit notre fonction, notre métier, nous nous devons d’être de plus en plus transparents, c’est-à-dire ne plus avoir aucun secret pour l’État. Dans ce cadre, le secret professionnel est celui qui va être prioritairement visé parce que c’est encore l’un des lieux, des espaces, qui résiste aux visées intrusives de l’État et à sa volonté de tout savoir, connaître et surveiller, dans tous les domaines.

De nombreuses professions sont touchées, et l’action sociale est l’une des plus visées dans le cadre de la lutte antiterroriste. Mais on pourrait aussi citer les avocats à qui l’Union européenne a fait quasiment obligation de lever le secret professionnel dans le cas de possible blanchiment d’argent. Parallèlement, l’école devient un haut lieu de « signalement », et donc de délation des élèves aux comportements « suspects », « anormaux », « inquiétants ». Cette question est aussi débattue pour le corps médical. On l’a vu par exemple durant le mouvement des gilets jaunes où il a été demandé aux hôpitaux de remettre à la police les listes recensant les manifestants blessés qu’ils avaient soignés. Je n’ai vu qu’une fois cette demande dans l’histoire de la répression, c’était durant la guerre froide et la lutte anticommuniste. Elle émanait de la préfecture de police de Paris selon une logique simple : lors des manifestations la police frappait des manifestants, puis laissait passer une heure avant de faire le tour des hôpitaux parisiens et recueillir les listes de blessés. Ce sont de vieilles techniques afin de savoir à qui on a affaire dans les manifestations.

Mais aujourd’hui c’est encore autre chose, on attaque le secret professionnel et on attaque également le lien qui unit les individus, notamment le lien de confiance qui peut être tissé. Il s’agit de s’immiscer dans les liens professionnels, amicaux, de travail et même les liens familiaux. J’ai été frappée, après les attentats de 2015, par les reportages dans lesquels des journalistes disaient que les parents n’avaient pas vu que leur enfant s’était radicalisé. Une forme de pression venait peser sur les familles pour qu’elles dénoncent leurs propres enfants. Au niveau européen, des experts ont aussi réfléchi à la manière de susciter la délation intrafamiliale, se demandant s’il fallait généraliser l’exemple du Danemark, qui a décidé de supprimer les allocations des familles qui ne coopéreraient pas suffisamment à la lutte contre la radicalisation. En réalité on sait, notamment en France, que plus de la moitié des dénonciations proviennent des familles, en particulier des mères. Mais cela permet de montrer du doigt certaines familles – les familles musulmanes – et favorise la suspicion à l’intérieur d’institutions – la cellule familiale – dans lesquelles a priori l’État ne peut pas entrer. C’est une comparaison extrême, mais cela me fait penser à l’État chinois qui, pour surveiller les familles ouïghoures, envoie des Chinois dans leurs maisons en leur disant « votre cousin va venir huit jours pour surveiller les faits et gestes de votre famille ». C’est ça dont rêve l’État. Cela renvoie également à la manière dont la logique de répression préventive est en train d’innerver toute la société, avec l’idée que l’on peut prédire la radicalisation et le crime, y compris chez les jeunes enfants. C’est une vieille idée de la droite, défendue par exemple par Nicolas Sarkozy, selon laquelle on peut repérer les comportements violents dès trois ans.

Quel rôle jouent les dispositifs d’exception dont, par exemple, la cour d’assises spéciale en France ?

Les dispositifs d’exception renvoient à une nouvelle problématique sécuritaire qui concerne les terroristes dits islamistes et leurs potentialités meurtrières inédites. L’objectif de ces dispositifs est de faire disparaître ces terroristes, selon deux modalités, non exclusive l’une de l’autre. La première est de les tuer : c’est le « faire mourir » les terroristes pour reprendre une expression de Michel Foucault. On peut penser aux assassinats ciblés, avec Obama, qui est le Président qui a le plus utilisé les drones pour tuer des « terroristes » ou des suspects ou, en France, à François Hollande, qui a reconnu avoir donné le feu vert pour des exécutions extrajudiciaires. La seconde option est d’invisibiliser les cibles, de les neutraliser grâce à des dispositifs de détention d’exception. C’est le cas paradigmatique de Guantanamo où des gens ont été et sont détenus au secret, de manière illimitée, et sans procès. On en compte encore aujourd’hui une cinquantaine qui ne sortiront jamais, d’une part, car ils sont considérés comme trop dangereux et, d’autre part, car leur procès visibiliserait les tortures qu’ils ont subies. Il existe donc des formes de « détention infinie » selon l’expression de Judith Butler, que l’administration Bush a légalisées, mais qui relèvent de la justice d’exception.

Nous avons aussi en France une justice d’exception[9], à l’instar de la cour d’assises spéciale (qui juge Salah Abdeslam en ce moment même), qui est une cour d’assises sans jury et qui peut prononcer des peines plus lourdes qu’une juridiction ordinaire. Je pense ici à la peine de détention à perpétuité incompressible ou réelle, créée dans le contexte des attentats de 2015, et qui vise elle aussi à neutraliser et à invisibiliser les « terroristes » indéfiniment. Mais on peut regarder aussi ce qu’il se passe avant le procès, avec toute la logique de prévention qui vise à détecter la radicalité ou la dangerosité avant le passage à l’acte (surveillance) ou après le moment judiciaire. On assiste aujourd’hui à la multiplication des formes de répression post-condamnation. C’est par exemple le cas du fichier FIJAIT des condamnés pour terrorisme qui oblige, une fois que l’on est sorti de prison, à renseigner la police si l’on part en voyage ou le commissariat sur ses changements d’adresse. De sorte que l’institution répressive nous tient, même après la condamnation, et la répression ne s’arrête jamais.

C’est bien sûr dangereux et liberticide, d’autant plus que ces mesures peuvent s’appliquer à d’autres cibles que celles initialement prévues. C’est d’ailleurs le propre des dispositifs d’exception que de viser d’abord une cible particulière, en général délégitimée, consensuellement dénoncée ou peu soutenue, en l’occurrence les terroristes dits islamistes, puis de s’attaquer à d’autres cibles : des cibles discriminées comme les musulmanes et les musulmans, puis des militants. On a pléthore d’exemples dans l’histoire : la loi de dissolution des organisations fièrement adoptée par le Front populaire en 1936 pour réprimer les ligues d’extrême droite et qui trois ans plus tard permet de dissoudre le parti communiste français ; la Cour de sûreté de l’État créée et votée par un nombre impressionnant de parlementaires parce que le Général de Gaulle avait dit qu’elle permettrait de lutter contre l’extrême droite de l’OAS pro Algérie française et qui, dès 1968, a visé les militants de gauche et les indépendantistes ; l’assignation à résidence permise par l’état d’urgence déclaré du 13 novembre 2015, et qui trois semaines plus tard a touché des militants écologistes. Le propre de l’exception c’est d’étendre la nature et le profil de ses cibles dont la définition devient de plus en plus floue, de sorte que cela devient très facile de rediriger ces dispositifs contre des militants.

L’exemple le plus parlant est celui des militants de Bure qui ont été accusés de « complicité de délit d’intention », inculpés pour « association de malfaiteurs », surveillés grâce à des modalités d’écoute et de renseignement votées officiellement contre le terrorisme. Le procureur a même inventé l’expression de baby block correspondant à une maman avec une poussette qui serait un black block avec son bébé. Donc oui, tout dispositif voté aujourd’hui contre les terroristes dits islamistes peut se retourner contre d’autres cibles. Sachant que même si le procès de Bure devait se terminer par des relaxes ou des verdicts de clémence, la répression a été faite en amont, avec l’interdiction de se voir, de s’appeler, de sortir de chez soi et, pour certains, de la prison préventive. Cet exemple illustre l’un des aspects clés des nouveaux dispositifs d’exception qui vise à la dépolitisation de la répression en diminuant l’importance donnée au procès lui-même, notamment par le développement de la répression invisible (la surveillance) et la punition pré-procès[10].

Vigilance et résilience, que racontent ces nouveaux mots du champ sécuritaire ?

Vigilance et résilience sont emblématiques des nouvelles orientations des politiques sécuritaires à l’ère néolibérale. La vigilance a été totalement détournée de son sens initial qui désignait une attention bienveillante, dévouée, comme lorsqu’on parle de soins vigilants. Aujourd’hui, elle renvoie à la nécessité de l’auto-surveillance et de la délation, que l’on nomme désormais « signalement ». C’est comme cela d’ailleurs que l’entend Emmanuel Macron dans son discours d’octobre 2019, lorsqu’il demande que soient signalés « ces petits riens qui témoignent d’un détachement de la République ». La vigilance se situe donc avant le passage à l’acte – il s’agit de le prévenir –, et chacun doit se responsabiliser pour l’empêcher. La résilience, elle, se situe après, c’est-à-dire lorsqu’il faut surmonter un choc qui vient de se produire. Là encore, c’est une manière de déresponsabiliser l’État et de responsabiliser les citoyens. D’autant plus qu’il s’agit toujours d’aller de l’avant, de ne pas se retourner en arrière et donc de ne pas interroger de possibles défaillances ou responsabilités sur l’événement.

Résilience signifie donc surmonter un choc, une épreuve, un attentat, une pandémie… et on nous prépare à être toutes et tous aujourd’hui des individus résilients. Sauf qu’à force de nous marteler cela, d’une part, nous finissons par être totalement insécurisés parce que nous savons que d’autres événements dramatiques vont arriver et, d’autre part, cela induit que l’État anticipe déjà son propre échec à empêcher ces événements. On nous incite ainsi à avancer dans un monde qui est et restera peu sûr, ce qui ne peut qu’alimenter dans une partie de la société une demande de plus de sécurité, plus de punitivité et plus de répression.

Enfin, la promotion de la vigilance et de la résilience est emblématique de la gouvernance néolibérale prônant l’entrepreneuriat et la consommation. En effet, elle considère que tout un chacun est responsable de sa propre vie dans tous les domaines, de sorte que nous devenons les entrepreneurs de notre propre sécurité et de celle des autres. Ce qui est pour le moins paradoxal, car cela implique que nous ne pouvons pas compter sur l’État, alors même que l’État nous demande d’être en permanence tenu par lui. Et la promotion de la vigilance et de la résilience nous transforme également en consommateurs effrénés de produits de sécurité, de l’alarme à la caméra de vidéosurveillance, en passant par le logiciel antivirus par exemple[11].

Quelles sont les nouvelles stratégies de résistance face à la répression d’État ?

Il faut garder en tête que les stratégies de résistance s’inscrivent dans des contextes plus ou moins favorables à leur mise en oeuvre. Aujourd’hui, nous vivons dans des sociétés où il existe une demande populaire de sécurité qu’il ne faut pas nier. Pour une grande partie de la population, la sécurité doit passer avant la liberté, notamment parce qu’elle pense ne pas être concernée. C’est le fameux « Je n’ai rien à me reprocher ». Là est le leurre. Car tout le monde peut être touché, notamment par la surveillance étatique, les dispositifs de reconnaissance faciale, etc. Reste que dans ce contexte de soutien populaire à la répression, les résistances ont plus de difficultés à se déployer. Il faut également garder en tête qu’affronter l’État répressif est très coûteux, même lorsque c’est l’arme légale ou le droit qui sont mobilisés. La peur de s’affronter à l’État répressif et la peur des conséquences peuvent donc jouer. Enfin, les résistances doivent être rapportées à l’expérience personnelle de la répression : une personne qui n’a pas vécu une expérience répressive ou connu quelqu’un qui l’a vécue n’a pas la même perception de l’appareil répressif. Le regard, l’émotion, l’engagement, la pensée sur la répression sont très fortement modifiés et bouleversés par l’expérience, notamment chez les jeunes et chez les primo-manifestants, comme ce fut le cas par exemple de nombreux gilets jaunes. D’ailleurs, l’image de la police a été fortement atteinte par ce mouvement, de sorte qu’une partie de la population, qui n’aurait jamais dénoncé la police ou même soupçonné la police d’avoir des pratiques illégales ou illégitimes, a totalement modifié son regard sur la répression en France.

Ces précisions faites, il existe trois grandes stratégies de résistance. Tout d’abord, les stratégies d’attaque, par exemple d’affrontement avec des agents répressifs, comme c’est le cas de ceux qui vont affronter les forces de l’ordre. En termes de surveillance, c’est le cas de personnes qui vont hacker et attaquer les systèmes informatiques des institutions de répression.

Ensuite, avec des personnes comme Edward Snowden, nous avons affaire à des stratégies de détournement des règles du jeu de l’État pour alerter les populations sur les dérives sécuritaires. En effet, l’une des tactiques d’invibilisation de la répression est ce que j’ai appelé une « captation sécuritaire » de notre attention et de notre regard :  on ne doit regarder que certaines cibles (les « terroristes », les « suspects », les « déviants »), que certaines institutions, et on ne doit dénoncer que certaines personnes. Or ces lanceurs d’alerte font l’inverse. Ils regardent précisément là où l’on n’a pas le droit de regarder, et ils dénoncent des faits que l’État ne souhaite pas que l’on dénonce ou souhaite garder invisibles. Dans ce cadre, Snowden est l’exemple parfait de la résistance à la répression et à la surveillance d’État, puisqu’il nous a alertés sur le fait que nous étions l’objet d’une surveillance constante et massive.

En ce sens, il est incroyable que le copwatching devienne un acte de résistance, alors qu’il devrait être une modalité ordinaire de surveillance populaire de l’action de l’État, une modalité normale du militantisme correspondant à une forme de visibilisation de la répression d’État. Mais il est vrai que dans le contexte répressif actuel, où l’on veut nous empêcher de regarder les pratiques punitives étatiques, cela devient une forme de résistance, une sorte d’acte héroïque, voire un comportement dangereux puisque potentiellement criminalisé. C’est le sens de l’article 24 de la loi sécurité globale, qui voulait empêcher de filmer la police et ainsi invisibiliser les violences policières et les violences d’État. C’est aussi pourquoi la police française s’en prend aux journalistes en saisissant ou détruisant leur matériel, en les empêchant de filmer, en leur indiquant qu’ils seront eux aussi victimes de tirs s’ils ne se séparent pas des manifestants. Donc on les englobe dans la masse manifestante dangereuse.

Enfin, il existe des stratégies de résistance individuelles qui consistent à ce que chacun ne participe pas à la mécanique répressive. Car nous y participons chaque jour par des gestes ou des actions qui font que nous sommes nous-mêmes en demande de sécurité, de répression, de punition. Lorsque nous demandons la condamnation d’un tel, le procès d’un tel, lorsque l’on signale quelqu’un sur les réseaux sociaux etc. Il est donc essentiel d’interroger individuellement son propre rapport à la punitivité, à la répression, à la justice, à la police. Ce qui est en tout cas certain, c’est que moins il y aura de demande de sécurité et de répression moins cela deviendra un enjeu électoraliste, donc moins ce sera intéressant pour les politiques.

Reste à savoir d’où vient et comment est alimenté ce sentiment d’insécurité ? Il est évidemment alimenté par les médias et les politiques eux-mêmes qui ont intérêt à faire tourner la machine, à ce que cela devienne un enjeu, et qui participent largement de la politisation de la peur citoyenne et des chiffres de la criminalité. Nous pouvons également nous référer aux travaux de Didier Bigo[12] selon lequel les peurs ont changé : dans un contexte où l’on ne craint plus de mourir d’une guerre apparaissent des « petites peurs », dont celles d’être agressé dans la rue, d’être volé, cambriolé, etc. Certains vont d’ailleurs chercher à se protéger eux-mêmes, soit illégalement soit dans le cadre d’une coopération avec la police ou la gendarmerie comme Les Voisins Vigilants. Bien sûr ces pratiques sont socialement et politiquement situées : les réseaux de neighbors watch en Angleterre, par exemple, concernent les quartiers de la classe moyenne, celle qui a des biens à défendre et un sentiment d’attachement à ces biens.

Es-tu plutôt optimiste ou pessimiste face à la place centrale que va occuper la sécurité dans les présidentielles de 2022 ?

Cela va bien sûr dépendre des événements qui se produiront dans les prochains mois, et du contexte sanitaire, car nous ne savons pas si les élections elles-mêmes vont se tenir. Nous pouvons faire l’hypothèse que la sécurité sanitaire sera un enjeu et l’occasion de dresser le bilan de la gestion de la pandémie par le gouvernement. A gauche bien sûr, mais aussi à droite et à l’extrême droite. Pour ces derniers c’est sans doute l’un des rares thèmes sur lequel ils peuvent attaquer le gouvernement. Sur le reste – la répression, la casse sociale, la casse de l’université… –, ils sont pour la plupart en accord avec ce qui a été fait.

Il est en tout cas certain que la sécurité au sens large sera au cœur des élections présidentielles. On l’a vu lors des élections régionales de juin 2021, lors desquelles la droite et l’extrême droite n’ont parlé que de ça alors même que la sécurité ne relève pas des prérogatives des régions. Ils n’ont parlé que de ça, parce qu’aujourd’hui ils ne savent plus parler que de ça, anticipant à tort ou à raison que c’est électoralement payant, même quand cela n’a aucun sens d’en parler.

Il y aura donc une amplification des discours, de nouvelles propositions seront faites. C’est inexorable, le processus ne s’arrêtera pas, l’appareil répressif grossissant continuellement sous chaque mandat. Parce que la sécurité est perçue comme un enjeu politique central, voire l’enjeu n°1, il faut agir, proposer de nouvelles lois, les faire voter, puis compter : « Moi j’ai fait tant de lois contre le terrorisme, contre les casseurs… ». C’est une course sans fin. Le quinquennat de Macron est de ce point de vue impressionnant. Il comprend la pérennisation de l’état d’urgence et son intégration dans le droit commun ; la loi anticasseurs ; la disposition visant à criminaliser la contestation étudiante dans la loi de casse des universités (non adoptée) ; la loi sécurité globale et la loi contre le séparatisme votées en pleine pandémie ; auxquelles s’ajoutent les discours et appels constants à la vigilance et la délation, le nouveau schéma du maintien de l’ordre, les décrets de Gérald Darmanin sur le fichage des opinions politiques, et bien sûr des violences policières inouïes, que l’on n’avait pas vues depuis très longtemps et qui font l’objet d’un déni total. Le bilan répressif d’Emmanuel Macron est donc extrêmement lourd, même s’il s’inscrit dans la continuité des mandats précédents. Sachant bien sûr que ce bilan n’est pas terminé, et que d’autres lois, décrets et dispositions peuvent encore venir compléter cet arsenal[13].

En fait, la meilleure image pour illustrer l’appareil répressif est celle d’un monstre qui grossit inexorablement, d’une dynamique circulaire dans laquelle le besoin de sécurité et les usages politiques de la peur se répondent indéfiniment, cette spirale rendant impossible tout retour en arrière. Cela tient aussi à des raisons techniques, puisqu’il faudrait voter de nouvelles lois afin de supprimer les anciennes. Et ça, personne ne le fera pour des raisons électoralistes et politiques, dans un contexte de renforcement des tendances autoritaires de l’État français. En ce sens et du point de vue sécuritaire, les idées de droite et d’extrême droite se normalisent à des fins d’appropriation de leur électorat. Cette vision n’est certes pas optimiste qui conclut à une droitisation extrême des discours et des actions de l’État et des politiques.

Faut-il alors attendre ou espérer une prise de conscience de la part de celles et ceux qui ne se sentent pas encore concernés ? Peut-il y avoir une éruption sur un « petit rien » de trop, que l’on n’a pas vu venir ou imaginé, comme cela a été le cas pour les gilets jaunes ? Il existe des formes d’abattement, de peur, d’attentisme dans la société française, mais on y trouve aussi des sentiments profonds de révolte et d’injustice qui peuvent favoriser une étincelle, un déclic. Autant de raisons d’être un peu plus optimiste, y compris dans la mesure où le mouvement des gilets jaunes a permis à beaucoup de personnes de faire l’expérience de dynamiques de solidarité, de pratiques politiques moins verticales, de processus de démocratie directe, montrant que le tout sécuritaire et répressif n’est pas nécessairement la seule voie possible ni surtout le seul modèle de société souhaitable et réalisable.

Entretien[1] avec Vanessa CODACCIONI[2] réalisé par Marie REBEYROLLE et David PUAUD

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[1] Entretien réalisé le 25 juin 2021.

[2] Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis.

[1] Voir par exemple « Répression », in Olivier Fillieule, Lillian Mathieu, Cécile Péchu (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Éditions Presses de Sciences Po, 2020 pour la seconde édition, pp. 463-464.

[2] Voir Terrorisme et droit pénal : étude critique des incriminations terroristes, Paris, Dalloz, 2010.

[3] Voir La justice du pire : les cours martiales sous Vichy, Paris, Payot, 2003.

[4] Voir Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacob, 2012.

[5] Voir La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Folio, 2016.

[6] Vanessa Codaccioni, Punir les opposants, PCF et procès politiques 1947-1962, Paris, éditions CNRS, 2013.

[7] Fabien Jobard, Le gibier de police. Immuable ou changeant ?, Archives de politiques criminelles, 2010, n°32, pp. 93-105.

[8] Vanessa Codaccioni, La légitime défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières, Paris, éditions CNRS, 2018.

[9] Vanessa Codaccioni, Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, CNRS Éditions, 2015.

[10] Vanessa Codaccioni, Répression. L’État face aux contestations politiques, Paris, Textuel, 2019.

[11] Vanessa Codaccioni, La société de vigilance. Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires, Paris, Textuel, 2021.

[12] « Gérer les transhumances. La surveillance à distance dans le champ transnational de la sécurité », in Marie-Christine Granjon, Penser avec Michel Foucault, Paris, Éditions Karthala, 2005, p. 146.

[13] Par exemple, le projet de loi « responsabilité pénale et sécurité intérieure » de septembre 2021.