Le projet de texte sur les fake news commence son parcours législatif ; celui sur le secret des affaires prend fin cette semaine. Contradictoires, les deux lois risquent d’ouvrir une période d’incertitude dangereuse pour la liberté d’expression.

Le hasard fait parfois mal les choses. Voici deux propositions de lois liées peu ou prou à la liberté de l’information examinées en même temps par le Parlement : le projet de texte sur  les fake news commence son parcours législatif ; celui sur  le secret des affaires prend fin. Et il n’y a pas plus paradoxales que ces deux propositions de loi. Quand la première – celle sur les fake news – cherche à rendre plus transparente la source de l’information pour combattre les manipulations, la seconde – sur le secret des affaires – organise l’opacité et donne des armes supplémentaires contre la liberté de la presse. Une incohérence qui ouvre une période d’incertitude dangereuse pour la liberté d’expression.

Arsenal juridique

La proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations en période électorale oblige les plateformes numériques – Twitter, Facebook – à plus de transparence sur l’origine des contenus et prévoit une procédure de référé afin de faire cesser la diffusion « des fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin ». Mais le système juridique français recèle déjà un arsenal complet : la loi de 1881 sur la liberté de presse permet de réprimer des « propos sciemment erronés, diffamatoires, injurieux ou provocants » et a été étendue aux services en ligne par la loi de 2004 sur la confiance dans l’économie numérique. Le code électoral ensuite contient plusieurs dispositions visant à lutter contre la diffusion de fausses nouvelles et la publicité à des fins de propagande. Enfin, une procédure de référé est prévue par la loi de 2004 pour « prévenir ou faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne ».

Le texte présenté par la majorité LREM va-t-il vraiment plus loin ? « C’est un acte symbolique. La loi responsabilise les plateformes et dit à ceux qui voudraient manipuler le scrutin : ce n’est plus open bar », explique Arnaud Mercier, professeur à l’institut français de presse de l’université Paris 2-Assas. Mais ce dernier doute de l’efficacité de la future loi : « Le juge n’aura pas les moyens de traiter toutes les affaires qui se présenteront et surtout pas en référé ; c’est une épée de bois. »

Ce que confirment aussi les juristes qui dénoncent le flou de la notion de « fausse information ». Comment prouver que la nouvelle est fausse ? Quels critères pour l’apprécier ? « C’est demander au juge de dire ce qui est vrai ou faux », explique Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à Lille pour qui le dispositif revient à mettre en place « une vérité d’Etat »« Je ne souhaite pas que la proposition de loi se transforme en arme contre la liberté d’expression », affirme la rapporteure du texte, Naïma Moutchou (LREM), qui assure que le travail parlementaire précisera la notion de fausse information.

Procédures abusives

Mais les experts ont du mal à suivre la logique. Que faire de cette future loi ? Que comprendre, alors que le Parlement adopte cette semaine définitivement la loi sur le secret des affaires qui donne de vraies armes aux entreprises pour empêcher la divulgation d’informations les concernant ? « La France n’avait pas le choix. Il fallait transposer la directive européenne de 2016 », rappelle Raphaël Gauvain, le rapporteur (LREM) du texte à l’Assemblée nationale. Certes, mais  les lanceurs d’alerte , les représentants de syndicats et d’ONG, et les sociétés de journalistes (dont celle des « Echos ») n’ont cessé d’alerter sur les dangers du texte. « Des scandales comme celui du Mediator ou du bisphénol A, ou des affaires comme les Panama Papers ou LuxLeaks pourraient ne plus être portés à la connaissance des citoyens », assure la tribune publiée par les SDJ et les ONG.

« La loi n’est pas là pour sanctionner, elle est là pour donner un cadre protecteur pour les entreprises et les journalistes », assure pourtant Raphaël Gauvain, en précisant que le texte instaure un mécanisme d’amende civile contre les éventuelles procédures abusives qui pourraient tenter les entreprises. Et qu’il ne protège pas le secret des affaires dans le cadre de l’exercice du « droit à la liberté d’expression et de communication » ou s’il s’agit de « révéler de bonne foi une faute, un acte répréhensible ou une activité illégale » ou encore si la révélation a pour but « la protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit » et notamment « l’ordre public, la sécurité publique, la santé et l’environnement ».

Epée de Damoclès

Certes, mais la loi précise aussi que « l’obtention, l’utilisation ou la divulgation d’un secret des affaires est aussi considérée comme illicite lorsque,…/… une personne savait ou ne pouvait ignorer… que ledit secret avait été obtenu… d’une personne qui l’utilisait ou la divulguait de façon illicite ». Quid, dans ce cadre, du scandale de fraude fiscale HSBC révélé grâce à la divulgation des fichiers de la banque britannique volés par Hervé Falciani, salarié de sa branche suisse ?

Pour l’ensemble des observateurs et spécialistes du droit de la presse, la loi ouvre une période d’incertitude dangereuse pour le débat démocratique, car « on assiste à une inversion de la hiérarchie des normes où la liberté d’expression devient l’exception au principe général qui serait le secret des affaires », décrypte l’avocate Florence Bourg. La notion de secret des affaires va permettre à certains chefs d’entreprise qui s’opposent de façon régulière aux journalistes « d’avoir une stratégie d’intimidation judiciaire », explique Arnaud Mercier. « On joue à la roulette russe avec la liberté de la presse », assure le spécialiste des médias qui prédit « entre cinq et dix ans de jungle judicaire, le temps que la jurisprudence se fixe. C’est une épée de Damoclès qui va peser sur la presse. »

VALERIE DE SENNEVILLE

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