Hismaël, 15 ans, est mort en janvier 2018 après s’être interposé, seul, dans une rixe à Paris. Le professeur de philosophie Thomas Schauder interroge ce symptôme.
Le 13 janvier, Hismaël, 15 ans, est mort parce qu’il s’est interposé entre deux bandes rivales qui se battaient. Cela s’est passé en plein Paris, rue de La Roquette, entre 19 h 30 et 20 heures. Un quartier que certains médias ont présenté comme dangereux. Un quartier où j’ai vécu pendant trois ans…
Je le connais bien, le square de La Roquette, « connu depuis des décennies pour des embrouilles » (Le Parisien du 22 janvier). Un bel espace vert qui remplace, depuis 1977, la prison pour femmes de La Petite Roquette (hasard de l’histoire : elle fut une prison pour enfants de 14 à 20 ans jusqu’en 1935). Hismaël a été tué « entre le pressing et le magasin de cigarettes électroniques » (Le Journal du dimanche du 22 janvier) : emplacement tristement révélateur de la situation de ce quartier populaire, avec ses commerces de proximité, sa mixité sociale… et sa gentrification galopante.
Lire aussi : Escalade de violence entre bandes à Paris
La peur entraînant l’inaction
L’excellente émission de France Culture « Les Pieds sur terre » a consacré, le 16 février, un reportage à ce qui est peut-être plus qu’un fait divers : un symptôme de notre temps. Les témoignages des habitants du quartier convergent sur au moins deux points.
D’abord le sentiment d’insécurité à l’égard de ces « bandes », qui « font du bruit » et qui impressionnent : « On fait profil bas. » Composées de très jeunes adolescents (« 10-15 ans », se désole François Vauglin, maire du 11e arrondissement, dans Le Parisien), leur principale activité consiste à « zoner », à « tenir les murs »… et parfois à se bagarrer avec d’autres jeunes, au seul motif qu’ils ne sont pas du même quartier.
En second lieu, l’inaction, conséquence de la peur : « On a tendance à ne plus regarder ou à être choqué par ce qui se passe à côté de nous et à ne pas intervenir pour autant. (…) Ça s’est passé un samedi soir à 19 h 30, la seule personne qui est intervenue, c’est Hismo et il avait 15 ans », témoigne une voisine. Hismaël, mort à 15 ans pour avoir fait ce que personne n’osait faire : « s’en mêler ».
Violence partout, violence nulle part
La violence chez les adolescents n’est pas un phénomène nouveau : que l’on pense à La Guerre des boutons, de Louis Pergaud (1912), au film La Fureur de vivre, de Nicholas Ray (1955), aux « blousons noirs » des années 1950-1960, aux « punks » des années 1970-1980… ou aux bagarres entre jeunes de villages différents (par exemple, à la « frontière » entre l’Alsace et la Moselle). Chaque époque a ses voyous, qui lui rappellent que « l’homme n’est pas un être doux, en besoin d’amour, (…) le prochain n’est pas seulement pour lui une aide (…), mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression » (Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930). La violence fait partie intégrante de l’être humain.
Mon hypothèse est que ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est à la difficulté de hiérarchiser cette violence. Confortablement installés dans les safe spaces de nos smartphones et de nos réseaux sociaux, dont les algorithmes nous « recommandent » des informations, susceptibles a priori de nous intéresser, d’autant plus qu’elles reçoivent l’aval de nos « amis » et de nos followers, tout « surgissement de l’Autre » nous semble violent, voire insupportable. Comme si s’accentuait la tendance ainsi décrite par le philosophe et sociologue polono-britannique Zygmunt Bauman dans La Vie en miettes (1995) : « Le degré – autrefois toléré – de compromis impliqué dans toute unité négociée a tendance à être de plus en plus souvent remanié en violence excessive et insupportable opérée sur les droits (très sûrs d’eux-mêmes) du moi. »
L’époque est au repli sur soi, à la recherche d’identité, c’est-à-dire d’identique. Toute relation sociale nécessite, pourtant, un compromis entre Moi et l’Autre, mais cela signifie que je dois faire place à cet Autre et, pour cela, reconnaître ce qu’il y a d’autre en moi, et ce qu’il y a de moi en l’Autre. La prise en compte de la violence possible est l’un des éléments de ce rapport complexe : l’Autre représente toujours un risque.
Prendre le risque de la relation
Mais il semble aujourd’hui qu’il y a une impossibilité à distinguer la simple nuisance de l’intolérable (à l’image de ces personnes qui prennent maladroitement l’exemple des « frotteurs dans le métro » pour illustrer « la liberté d’importuner ») : le tapage nocturne et le fait qu’un enfant de 14 ans puisse se balader avec un couteau. Alors, dans le doute, on s’abstient : on s’abstient d’intervenir quand deux adolescents se battent (ou quand une femme se fait agresser dans le métro) ; on s’abstient de leur apprendre le vivre-ensemble ; on s’abstient d’éduquer (on préfère « évaluer les compétences ») ; on s’abstient d’aider, parce qu’aider signifie sortir de soi.
Symptômes d’une société du « en même temps », c’est-à-dire du déni de la négation, et du refus de choisir (puisque choisir, c’est renoncer). Le fameux « principe de réalité » – si souvent mis en avant par les « pragmatiques » pourtant – est complètement nié, ce qui rend bien difficile de distinguer la violence réelle (physique, économique ou symbolique) de la violence fantasmée. Tout se retrouve mélangé, accentuant encore davantage le repli sur soi.
Aussi terrible que ce soit, Hismaël a pris le risque de la relation, le risque de parler, de toucher, de dire « non ». Et s’il l’a payé de sa vie, c’est parce qu’il était seul, dans une rue pleine de monde, à se mêler de ce qui ne le regardait pas, à être sorti de lui-même, à avoir regardé la violence en face pour pouvoir la refuser.
Thomas Schauder
Références
– Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Points, 2010.
– Zygmunt Bauman, La Vie en miettes, Fayard, « Pluriel », 2010.