“J’ai connu un monde dans lequel on était payé quand on travaillait”. Interview sans nostalgie de Virginie Despentes pour la sortie de “Vernon Subutex, 1”.

La fin du rock, l’évolution des mentalités, la mélancolie… A 45 ans, Virginie Despentes, dont le premier volume de son roman “Vernon Subutex” sort cette semaine, porte toujours un regard contestataire sur la société.

C’était en 1993, Virginie Despentes avait 24 ans et ébranlait la scène littéraire française avec Baise-moi. L’épopée trash de deux très jeunes filles en cavale. Un objet romanesque pas vraiment identifié, et un auteur immédiatement labellisé rock, comme si ce terme seul pouvait résumer les motifs très crus du livre (sexe, drogue, violence…) et la rage qui le portait.

D’autres romans ont suivi, des Chiennes ­savantes(1996) à Vernon Subutex, 1, qui paraît ce 7 janvier, passant par Les Jolies Choses (1998), Teen Spirit(2002), Bye bye Blondie (2004), Apocalypse bébé(prix Renaudot, 2010)… Des films aussi, et un essai singulier et percutant, King Kong Théorie (2008), tout ensemble manifeste théorique et autobiographie, dans lequel Virginie Despentes développe sa vision du féminisme en s’appuyant sur un itinéraire personnel semé de coups très durs – un viol à 17 ans, la prostitution pour se reconstruire.

« Heureusement, avant de commencer, je ne me rendais pas compte du prix qu’allait me coûter l’écriture de ce livre. Mais il fallait que je le fasse. Et même si je ne crois pas à la dimension thérapeutique de l’écriture, ce livre m’a soulagée, délestée », dit-elle aujourd’hui. De fait, à 45 ans, Virginie Despentes apparaît plutôt sereine, réservée, attentive. Spectatrice engagée du monde qui l’entoure, sincère autant qu’infiniment soucieuse de justesse.

Que signifie le rock pour vous ?
Il y a vingt, trente ans, pour une partie de ma génération, le rock a représenté une manière possible de mener nos vies en refusant d’adhérer aux valeurs dominantes de la société. Il ne s’agissait pas de faire la révolution, ni de proposer une utopie politique alternative, mais juste d’avoir des vies parallèles au système, dans les marges, et qui allaient nous rendre heureux. Parce que nous ne serions pas concernés par le travail à plein temps, par l’idée qu’il fallait gagner le plus d’argent possible, qu’il était enviable d’avoir du pouvoir, etc. Le rock, c’était ça.

Mais, peu à peu, le mainstream, la publicité ont commencé à s’intéresser au rock, lorsqu’ils se sont rendu compte que cette énergie très forte et accessible qu’il véhiculait pouvait être géniale pour vendre du Coca ou autre chose, être un formidable outil de propagande.

La mélancolie, qui est un des climats de Vernon Subutex, vient-elle de ce désenchantement ?
Je ne nourris pas de mélancolie par rapport à mes 20 ans, juste une vraie tendresse pour la vie que j’ai vécue alors. J’aime trop l’existence que je mène maintenant, comme j’apprécie beaucoup de choses dans le monde tel qu’il est – je suis heureuse notamment d’être contemporaine d’Internet et d’autres technologies nouvelles et excitantes – pour éprouver de la nostalgie.

Evidemment, lorsque je considère l’univers du travail et son évolution, c’est autre chose. Mes parents étaient tous deux des militants syndicaux, et leurs convictions politiques de gauche ont constitué, tout au long de mon enfance, une sorte de religion. Il y avait à la maison une petite statue de Marx, et L’Internationale est, je crois, la première chanson que j’ai su chanter.

J’ai connu un monde dans lequel on était payé quand on travaillait, et c’était une évidence de l’être. Un monde où les travailleurs avaient des droits, et quand ils décidaient de se mettre en grève pour les défendre, ça pouvait se terminer bien. On parlait déjà de la fin des utopies, mais quelques-unes demeuraient. Alors, face à l’état du monde du travail aujourd’hui, ce n’est pas de la mélancolie que je ressens, mais un désespoir absolu, une sensation de débâcle.

Dressez-vous le même constat face à l’évolution des mentalités ?
J’ai le sentiment d’observer des mouvements contradictoires. Si je repense à l’époque où est paru Baise-moi, il me semble que la société est devenue plus prude, et l’atmosphère plus réactionnaire. En même temps, sur la féminité, on est plus ouvert.

Si une jeune femme écrivait l’équivalent de Baise-moi aujourd’hui, cela ne susciterait pas les mêmes réactions qu’il y a vingt ans, sur le mode : une jeune fille ne doit pas écrire sur le sexe, et pas de cette façon ! Et pourtant, on voit bien comment la figure de la femme-mère est revenue en force depuis une quinzaine d’années, assignant à la femme cette fonction maternelle qui devrait être spontanée, instinctive.

Nathalie Crom

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