Près d’une étudiante sur quatre interrogée affirme avoir été victime d’une agression sexuelle depuis le début de sa scolarité dans l’établissement. L’enquête fait aussi apparaître onze cas de viol ou de tentatives de viol.

Des fêtes étudiantes où l’alcool coule à flot, l’isolement du plateau de Saclay, un déséquilibre entre le nombre de filles et de garçons (17 % d’étudiantes), une culture militaire empreinte de stéréotypes sexistes… Et une envie de « se lâcher » après avoir travaillé lourdement pour intégrer l’école d’ingénieurs la plus prestigieuse de France. Voilà le contexte dans lequel s’épanouissent des violences sexistes et sexuelles à Polytechnique, comme ailleurs dans de nombreuses grandes écoles françaises.

La prise de conscience de ces dérives, en particulier depuis l’enquête menée à CentraleSupélec à la rentrée de septembre 2021, a poussé Polytechnique à réaliser sa propre enquête interne sur le sujet, à la demande des associations étudiantes.

Les résultats, auxquels Le Monde a eu accès, ont été présentés début mars en interne. Forte d’un nombre de réponses conséquent (2 100 sur un questionnaire envoyé à 3 400 jeunes entrés à l’école entre 2018 et 2021, tous cursus confondus), celle-ci offre une photographie inédite des violences subies par plusieurs étudiantes.

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Ainsi, 23 % des interrogées disent avoir été victimes d’une agression sexuelle pendant leur scolarité à Polytechnique : sans leur consentement, on leur a touché les seins, les fesses, on s’est frotté à elles ou on les a embrassées ; 11 % des femmes ayant répondu à l’enquête affirment avoir reçu des propositions sexuelles insistantes « malgré leur refus ». Trois jeunes disent avoir été droguées à leur insu pendant une fête étudiante. Et onze personnes (dont dix femmes) affirment avoir été victimes d’une tentative de viol ou d’un viol durant leur scolarité à l’X.

Culture sexiste

« Nous avions connaissance de quatre situations qui avaient été remontées via notre cellule dédiée. Mais tout est anonyme : la plupart des victimes ne souhaitent ni donner leur nom ni celui de leur agresseur. La libération de la parole reste compliquée », regrette le directeur général de l’école, François Bouchet, qui a effectué, à la suite des résultats de cette enquête, un signalement au procureur de la République.

Depuis le début de son mandat en 2017, il souligne avoir pris des sanctions individuelles dans de nombreux domaine : interdictions de soirées, jours d’arrêts, obligations de travaux d’intérêt généraux… « Nous avons aussi démis de ses fonctions un cadre militaire, qui avait un comportement inapproprié avec les jeunes femmes. Il est également arrivé que des militaires de renfort, qui viennent pendant la Courtine [le mois de formation militaire au moment de l’arrivée des élèves sur le campus], soient signalés à leur hiérarchie en raison de propos déplacés envers les filles. »

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Dès février 2017, en amont du séisme #metoo, l’école avait été secouée par des affaires de violences sexistes et sexuelles. Le magazine hebdommadaire des élèves, l’IK, avait publié un hors-série sur les femmes avec de nombreux témoignages d’étudiantes. Des remarques d’encadrants militaires donnaient un indice de la culture sexiste qui règnait lors des stages dans l’armée : « Il faut faire attention à la tenue que vous portez, surtout devant un parterre d’hommes, ça peut brouiller le message. Moi, j’ai eu du mal à me concentrer pendant votre présentation », disait par exemple un responsable militaire lors d’une soutenance de stage à une élève qui portait un tailleur.

Zones d’ombre

La vie sur le campus prolonge cette ambiance. Pendant longtemps, il existait un classement « T07 » établi par des élèves selon le physique des filles (interdit depuis). Lors de traditions étudiantes comme la « remise des khôtes », une cérémonie qui clôture la scolarité, des étudiants remettaient des titres parfois dégradants à leurs camarades (comme « plus grosse poitrine », désormais interdit).

Même si certaines pratiques n’ont plus lieu, une élève raconte dans un texte d’un hors-série « IK au féminin », paru en février 2022, comment cette culture imprègne toujours l’école, citant par exemple des propos écrits dans le journal étudiant (« les filles trop belles pour moi, ça me terrifie, j’ai besoin de me rassurer avec du milieu de gamme »), l’encadrant qui dit à une élève en tenue de sport qu’il est « ravi de la voir en brassière », la présence de fresques de filles sans vêtements, les embrassades forcées d’étudiants alcoolisés en soirée…

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Lors de son conseil d’administration mi-mars, l’école a présenté un plan de lutte contre ces violences sexistes et sexuelles, qui doit encore être amélioré via des groupes de travail : nouvelle communication sur les dispositifs d’écoute existants, formation des étudiants – et en particulier des responsables associatifs –, formalisation d’un dispositif de sanctions… « Nous avons besoin, avec les jeunes de cette génération, de fixer des lignes de conduite. Les mondes virtuels sans limites dans lesquels ils vivent, les nouvelles drogues, l’essor du “binge drinking” génèrent des dérives inacceptables, pour lesquelles nous appliquons la tolérance zéro »,  annonce François Bouchet.

Si Matthieu Lequesne, le porte-parole de l’association La Sphinx, qui rassemble des polytechniciens intéressés par les questions sociales et environnementales, observe une nouvelle prise de conscience au sein de la communauté de l’X, cela ne va pas assez loin selon lui. « Depuis 2017, les mentalités des élèves ont considérablement évolué, mais une partie de l’administration craint les effets de réputation. » De plus, il reste des zones d’ombre dans le dispositif de formation des élèves ingénieurs. « Pendant les stages militaires [étalés sur six mois, en première année], les élèves sont dispatchés partout en France, détaille Matthieu Lequesne. Vers qui se tourner dans une base militaire quand on a été agressé ? »

Jessica Gourdon et Marine Miller

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