Un grand merci au magazine Photo de m’avoir proposé de rédiger cet article pour son numéro consacré au thème « Voir c’est savoir ? ».

Si voir c’était savoir la vie serait simple. La réalité se donnerait à voir. Il suffirait de la regarder ou la montrer pour la connaître, et nous pourrions lui faire confiance. Malheureusement, il semble qu’aller voir le monde ne suffit pas à produire des savoirs sur lui, et qu’un travail d’élaboration se glisse entre voir et savoir, qui différencie par exemple un touriste d’un ethnologue, ou un selfie devant la Tour Eiffel d’un photoreportage.

Si je ne suis donc pas dans un rapport immédiat de vérité avec la réalité, si en m’efforçant de la montrer telle qu’elle est je suis en fait en train de la construire, si voir n’est pas immédiatement savoir, à quoi ou à qui se fier ? Car certes les fake news, trucages d’images, illusions d’optique et autres tours de magie ne datent pas d’hier. Mais ils participent aujourd’hui d’une mise en question du statut de la réalité et de la vérité qui, si elle n’est pas nouvelle, s’inscrit dans notre monde dominé par le storytelling et l’image, le développement de l’intelligence artificielle et la prédominance de l’économie de l’attention.

Merci Descartes

Saint Thomas ne croyait que ce qu’il voyait, Platon nous mettait en garde contre les ombres dans la caverne que nous voyions et prenions pour la réalité, Swann s’écrie à la fin d’« Un amour de Swann » « dire que j’ai voulu mourir pour une femme qui n’était pas mon genre », quant à la lettre volée dans la nouvelle d’Edgar Poe, elle était placée sous le regard de tous afin de ne pas être vue. Autant d’exemples illustrant qu’entre la réalité, ce que l’on en voit, et le savoir que l’on en construit, s’intercale une dynamique d’autant plus opérante qu’elle reste cachée, d’autant moins évidente qu’elle est interrogée.

Si je vous dis maintenant « je sais de quoi je parle, je l’ai vu de mes propres yeux », il y a fort à parier que je dise la vérité, vérité sur la réalité que j’ai vue, à moins que je ne sois une fieffée menteuse, ou que j’ai été victime d’une illusion, ou encore que je me sois leurrée moi-même, probabilités constituant malgré tout une marge d’erreur non négligeable. Faut-il donc que vous doutiez et que je doute moi-même quand je dis savoir ce que j’ai vu ? Descartes, lors de sa mise en doute systématique de toute réalité dans son « Discours de la méthode », trouva une parade à cette interrogation avec son fameux « je pense donc je suis », arguant que « pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose ». Sauvés par la conscience de soi, c’est donc parce que nous pensons que nous pouvons être assurés que la réalité existe, redonnant ainsi une perspective à la possibilité d’un « voir c’est savoir ».

Au secours de la réalité

Reste que la réalité que je vois n’est ni objective, ni neutre, ni universelle. Ce dont témoignent les travaux de l’anthropologie sociale, qui analysent la diversité des sociétés humaines dans le temps et l’espace, définissent la réalité en tant qu’elle résulte d’une construction sociale, et en observent en particulier les organisations, hiérarchies, mécanismes de pouvoir ou idéologies à l’œuvre. « Les humains à la différence des autres espèces sociales », précise ainsi Maurice Godelier « ne vivent pas seulement en société : ils produisent de la société pour vivre ». Une vision qui pourrait sembler largement démontrée et partagée, mais que certains pourtant contestent, préférant affirmer : « je suis dans la réalité, moi, pas dans l’idéologie ».

Venir au secours de la réalité c’est donc réaffirmer qu’elle est une construction sociale analysable, plurielle, et non une vérité figée pour l’éternité. C’est décrypter les modèles sociaux à l’œuvre, d’autant plus incontestables qu’ils sont dominants, tel celui du néolibéralisme et son fameux « There is no alternative ». Un modèle qui garantit sa pérennité en avançant qu’il est la vérité puisqu’il est la réalité. Un modèle auquel bien sûr certains adhèrent, tandis que d’autres préfèrent adopter un relativisme bon teint, blasé ou accusateur, sans oublier ses détracteurs que ce modèle relègue le plus souvent au rang d’ignorants ou d’idéalistes à mille lieux de son inattaquable « pragmatisme ».

Nous pouvons ainsi identifier trois manières de répondre à la question « voir c’est savoir ? ». La première fait l’hypothèse d’une réalité qu’il s’agirait de bien voir ou bien montrer pour en acquérir le savoir. Il y aurait ainsi ceux qui y parviennent et ceux qui n’y arrivent pas, des gagnants et des perdants. La deuxième, devant les difficultés à s’assurer de la vérité de la réalité, de ce qui est vu ou montré, préfère choisir le doute. Voir ou donner à voir ce n’est pas savoir, et ceux qui y croient sont le plus souvent des naïfs ou des imposteurs. Enfin la troisième considère que voir c’est construire son regard, apprendre à voir, et que c’est en cela que voir c’est savoir. Ce qui n’est pas sans me rappeler les principes de l’observation participante, durant laquelle en tant qu’en anthropologue je m’efforce de voir quelque chose dans ce que je regarde, tout en évitant de projeter mes propres interprétations et en prenant en compte mes propres biais d’observation.

Le poids des mots, le choc des photos

Certes la formule de Jean Cau ou Roger Thérond (selon l’histoire) est un peu datée, et nous aurions pu l’actualiser en évoquant « Le poids des récits, le choc des images ». Quoi qu’il en soit, nous sommes immergés dans un océan de storytelling et d’images, et il nous reste à y plonger la question « voir c’est savoir ? » afin de repérer ce qu’il en advient. Pour cela, nous allons utiliser deux exemples : la photo d’Alan Kurdi et le reportage de Jonas Bendiksen.

Alan Kurdi est un garçon syrien d’origine kurde, noyé le 2 septembre 2015 à l’âge de trois ans. La photo de son cadavre gisant au bord de l’eau sur une plage turque a été prises par la photographe Nilüfer Demir. Elle a produit une onde de choc mondiale. Elle montre Alan échoué sur le ventre, les bras le long du corps, les vagues continuant de lécher son visage. Il a les cheveux bruns et la peau blanche. Il est habillé d’un bermuda bleu marine, d’un tee-shirt rouge et porte des chaussures de sport. Il ressemble à n’importe quel enfant. Il pourrait être le nôtre. On voit donc la photo d’un très jeune enfant mort par noyade. Mais on sait que l’on voit aussi et surtout l’une des conséquences de notre politique d’accueil des réfugiés venus de Méditerranée. Il fallait donc faire cesser ce que ce voir induisait de savoir. Ce qu’une série de controverses et fake news permis, accusant la photographe d’avoir mis en scène le cadavre d’Allan, le père d’avoir été le pilote de l’embarcation, ou encore interrogeant la nécessité pour cette famille de fuir la Syrie. Une manière de rappeler que si voir c’est savoir, il arrive que l’on préfère en rester à ce que l’on voit en évitant soigneusement d’en rien savoir.

Jonas Bendiksen est lui un photojournaliste norvégien membre de l’agence Magnum, ayant publié quatre livres et reçu plusieurs prix. Le festival de Perpignan expose en septembre 2021 des clichés tirés de son dernier livre « The Book of Veles » sorti en avril 2021, un reportage sur la ville de Vélès en Macédoine, qui s’est fait connaître en 2016 pour avoir largement participé à la production de fake news ayant favorisé l’élection de Donald Trump. Or le photojournaliste annonce le 17 septembre, dans un entretien publié sur le site de l’agence Magnum, que : « c’est une “fake news” sur les productions de “fake news” ». Ce que personne n’avait vu.

Il explique qu’il est bien allé à Vélès où il a pris des photos de lieux vides, que Vélès est aussi le nom d’un dieu slave dissimulateur et magicien de l’ère préchrétienne – une aubaine –, mais que tout le reste est faux. Les personnages sont des êtres virtuels achetés sur internet qu’il a placé dans ses photos. Quant au texte, il a été entièrement rédigé par une intelligence artificielle à partir des articles de presse sur la ville. À travers ce reportage, Jonas Bendiksen affirme ainsi avoir voulu provoquer une « thérapie de choc » pour montrer le danger des images et des informations produites par des machines. Tout en affichant avoir produit « une parodie de mauvais photojournalisme, une satire de ce que moi et mes collègues faisons ».

Ces exemples illustrent les dynamiques à l’œuvre entre voir et savoir que nous construisons, qui nourrissent le succès de notre société des récits et des images. Dans le premier, une fois passées la prise de conscience et l’émotion suscitées par la photo, nous éloignons le savoir qu’elle nous a donné à voir. Dans le second, le faux porte sur la réalité humaine, les personnages étant des avatars et le récit écrit par une intelligence artificielle. Ici, nous ajoutons cette présence humaine dont le photoreporter avait créé l’absence afin de nous alerter sur la place que l’humain conserve dans notre société, faisant ainsi écho à la conclusion de Foucault dans « Des mots et les choses » : « Alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ».

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